Les Verne père et fils vont à La Chasse au météore (1908).
Les deux versions
Il existe en fait deux Chasse au météore :
Les deux versions sont fondamentalement différentes, car Michel
Verne ne s'est pas contenté de mettre en forme le manuscrit de son
père et d'en résoudre les incohérences. Il a
ajouté de nombreux chapitres, des personnages, des digressions
scientifiques… Lorsque nous citerons par la suite des passages de
La Chasse au météore, nous préciserons toujours
s'il s'agit de la version Michel (celle publiée en 1908 par
Hetzel) ou la version Jules (celle établie récemment
par la Société Jules Verne).
Michel Verne (1861–1925).
Les verniens puristes, criant à la trahison, ne pardonnent pas
à Michel d'avoir fait paraître sous la signature de son
père un texte aussi transformé. Mais ceux qui surmontent
cette irritation peuvent comparer avec gourmandise les travaux respectifs
du père et du fils et apprécier l'enrichissement scientifique
de l'œuvre finale.
Un roman-catastrophe
Un nouveau corps céleste est découvert. Il doit percuter la Terre. C'est un scénario maintenant classique qui, avec le cataclysme qui s'ensuit, est le sujet de nombreux romans et films catastrophe (voir plus loin). Mais ici, la catastrophe annoncée n'est pas due à l'impact, mais à la nature même de l'objet : il est constitué d'or pur. D'où l'effondrement attendu de l'économie mondiale, basée sur un système monétaire artificiel. On retrouve la phobie de l'or, thème récurrent chez Jules Verne qui était déjà au cœur de ses romans Hector Servadac (1877), Les Naufragés du Jonathan et Le Volcan d'or (ces deux derniers romans ont eu, comme La Chasse au météore, une publication posthume, mais furent écrits peu avant).
Le bolide de Picquigny
Le soir du 16 août 1901, un bolide traversa le ciel d'Amiens... Dans la chronique L'Année météorologique à Amiens tenue par Herménégilde Duchaussoy (1854–1928, enseignant et météorologue à Amiens), on lit :
Jules Verne a-t'il vu ce météore ? C'est peu probable, car il avait coutume de se coucher tôt. Mais il en a eu connaissance. Dans ses notes de travail se trouve en effet un article de journal :
On peut comparer avec cette phrase de La Chasse au météore où Jules Verne reprend les termes de la brève du journal :
Météorites, bolides et astéroïdes
Plusieur chutes historiques de météorites sont évoquées dans le roman. Parmi elles :
La source principale de Jules Verne sur ces phénomènes semble être Les Météores de Margollé et Zurcher (1869) dont il recopie mot pour mot plusieurs passages du chapitre IX Étoiles filantes. Sur le même sujet, Jules Verne possédait dans sa bibliothèque Histoire des météores et des grands phénomènes de la nature de J. Rambosson (1870).
Erreurs et invraisemblances : Le problème de l'orbite.
Le météore est présenté comme étant un satellite de la Terre. Cela nous rappelle évidemment le bolide rencontré par les passagers de l'obus d'Autour de la Lune. Jules Verne a repris ici, sans le mentionner, les conclusions de l'astronome Frédéric Petit (1810–1865) sur la trajectoire des bolides, déjà controversées vers 1850, mais complètement dépassées en 1900.
Le manuscrit de Jules Verne est manifestement une ébauche et il se réservait peut-être la possibilité de se faire aider par des spécialistes pour établir des valeurs vraisemblables pour les paramètres de l'orbite du bolide, comme il l'avait fait avec Henri Garcet et Joseph Bertand pour ses roman lunaires, avec Albert Badoureau pour Sans Dessus-dessous. Ceci explique que les chiffres qu'il donne – souvent raturés dans le manuscrit – changent d'une page à la suivante (Chap. VIII) : Une altitude comprise entre 26 et 30 km du sol, puis 200 km ; une vitesse de 400 km/h, puis 1680 km/h (vitesses d'ailleurs invraisemblablement faibles) ; une période orbitale de précisément 24h (de fait en accord avec cette dernière vitesse). Il semble que Jules Verne se soit fixé une période de 24h pour la commodité du récit et une faible altitude de survol pour que le météore soir bien visible, sans se soucier des lois de Kepler.
Michel Verne a corrigé ces chiffres. S'est-il fait aider ? On peut en douter, car si les valeurs qu'il publie apparaissent moins fantaisistes elles sont néanmoins fausses. Son bolide va avec une vitesse de 6967 m/s à 400 km de la surface terrestre, et effectue une révolution en 1h 41min 41,96s. En supposant une orbite circulaire et non elliptique, ce qui semble aller de soi pour les romanciers, le rayon de l'orbite correspondant aux valeurs précises de la vitesse et de la période est de 6766 km et s'accorde bien avec l'altitude de 400 km. Mais pour ce rayon, la troisième loi de Kepler impose une période de 1h 32min 18s seulement.
Michel indique que le bolide repassera à la verticale de la ville au bout de 104 ans 176 jours et 22 heures. Il ne précise pas les minutes ni les secondes. Pourtant, en une seconde, le bolide parcourt 7 km et dépasse la ville ! Cette valeur est-elle basée sur une commensurabilité entre la période de rotation de la Terre et celle de la révolution du bolide ? La précision des chiffres ne permet pas de le vérifier. Il me semble qu'en se fixant une tolérance de quelques kilomètres (la taille de la ville), le bolide repassera bien plus tôt.
Erreurs et invraisemblances : Le problème du bolide lumineux.
À gauche, le météore tel qu'il est représenté par l'illustrateur Roux. À droite, la photographie d'un bolide artificiel qui n'est autre que le véhicule de transfert automatique « Jules Verne » rentrant dans l'atmosphère le 29 septembre 2008, après sa mission de ravitaillement de la station orbitale.
Un bolide n'est pas lumineux par lui-même. Il le devient suite au chauffage intense qu'il subit par friction lors de sa rentrée dans les couches supérieures de l'atmosphère. Ce phénomène lumineux est de courte durée (quelques secondes) et se termine soit par la désintégration totale du bolide, soit par sa chute sur la surface terrestre. Il est donc invraisemblable de mettre en scène un bolide dont la luminosité se maintient imperturbablement, orbite après orbite, pendant des semaines. De même, le bolide rencontré dans Autour de la Lune ne saurait être lumineux en dehors de l'atmosphère terrestre. Une telle erreur était excusable au milieu du XIXe siècle, la nature et les orbites des bolides étant alors encore mal connues à cette époque. Elle ne l'est plus en 1900. Elle sera perpétuée dans L'Étoile mystérieuse d'Hergé.
L’analyse spectrale du bolide, faite par l’observatoire de
Boston selon Jules Verne (pp. 153–154), est attribuée à
l’Observatoire de Paris sous la plume de Michel (pp. 84–85).
Pourtant, encore au début du XXe siècle,
l'astro-spectroscopie était plutôt du domaine de
l'Observatoire de Meudon, sous la direction de Jules Janssen. Le bolide se
révèle être composé d'or pur. C'est bien
sûr une fantaisie nécessaire au scénario du roman. De
tels corps n'existent pas dans l'Univers. Cependant, il existe des
météorites métalliques, essentiellement
composées de fer avec une petite proportion de nickel.
L'anticipation de E = mc2
La Chasse au météore fait explicitement référence à l'équivalence matière-énergie, qui est au cœur du principe de fonctionnement de la machine imaginée par Xirdal pour modifier l'orbite du bolide. Il s'agit bien sûr de l'un des ajouts de Michel Verne. Mais d'où a-t-il bien pu prendre cette idée ?
L'équivalence matière-énergie, résumée par la célèbre équation E = mc2, est attribuée à Albert Einstein (1879–1955) et fait l'objet de l'un de ses cinq articles fondamentaux parus en 1905. Jacques Payen (1989), puis Guy Desloges (1992), ont remarqué que Michel Verne, bien qu'il suivit de près les progrès de la science et de la technique, pouvait difficilement être au fait des thèses d'Einstein, qui n'avaient alors suscité que peu de réactions en dehors d'un milieu restreint de spécialistes. Payen et Desloges suggère que Michel Verne aurait plutôt emprunté les idées largement médiatisées de Gustave Le Bon.
Gustave Le Bon (1841–1931) fut un polygraphe prolifique qui toucha à l'anthropologie, la sociologie, la photographie, la physique... (Voir sa biographie établie par Marpeau, 2000.) Sa Psychologie des foules (1895) a inspiré l'idéologie de certains régimes totalitaires. Il fut directeur de la Bibliothèque de philosophie scientifique, collection éditée par Ernest Flammarion où furent publiés, entre autres, des ouvrages d'Henri Poincaré (1854–1912) comme La Science et l'hypothèse (1902), et bien sûr plusieurs livres de Le Bon lui-même. Ses contributions à la physique – la lumière noire (dont la découverte illusoire rappelle l'affaire des rayons N de René Blondlot) et ses idées sur la matière et l'énergie – sont maintenant bien oubliées.
Indubitablement, en 1905, E = mc2 était dans l'air du temps. Paul Langevin l'enseignait dans son cours professé au Collège de France. On peut consulter à ce sujet les publications parues vers 2005 (l'année du centenaire des découvertes d'Einstein) développant la controverse sur la paternité de la relativité. Plutôt que d'utiliser un formalisme théorique pour établir l'équivalence matière-énergie comme Poincaré et Einstein, Le Bon s'est basé sur une interprétation intuitive de la radioactivité. Il a longuement exposé ses travaux en feuilleton dans la Revue Scientifique avant d'en tirer L'Évolution de la matière en 1905. Plus tard (en 1922), il revendiquera sans succès la paternité de l'équivalence matière-énergie auprès d'Einstein. Le Bon proposait E = 1/2 m V2, avec V = 100 000 km s-1, trois fois inférieure à la vitesse de la lumière. Comparé à E = mc2, le compte n'y était pas.
En introduisant la machine mystérieuse de Zéphyrin Xirdal,
Michel a-t-il trahi l'esprit roman scientifique de son père
en s'engageant résolument dans les fantaisies de la science fiction
? Il semble que non, puisqu'il se base sur une hypothèse nouvelle et
séduisante du monde scientifique de l'époque. On peut
cependant lui reprocher de n'avoir pas mieux explicité ses sources
(ce que faisait souvent Jules). On peut également remarquer, comme
l'ont fait Pierre Bacchus (1996) et bien d'autres verniens, que Jules Verne
n'était pas si clair sur ce thème : Dans plusieurs de
ses romans, il a joyeusement bafoué (de bonne fois il est vrai) le
principe même de la conservation de l'énergie, si bien que ses
machines relèvent souvent de l'utopie du mouvement perpétuel.
Incidemment, Zéphyrin Xirdal a aujourd'hui des émules qui envisagent de construire sa machine : on a en effet sérieusement proposé d'explorer l'exo-planète de Proxima du Centaure récemment découverte (à 4,2 années-lumière de distance de la Terre), par des sondes spatiales équipées de voiles et propulsées à partir de la Terre par des rayons émis par des lasers Giga-joules, pouvant les accélérer a une fraction notable de la vitesse de la lumière. (Voir l'étude de Philip Lubin, A Roadmap to Interstellar Flight, 2016, Jounal of the British International Society, 69, 40-72.)
Des astronomes amateurs irascibles.
Les deux astronomes amateurs rivaux, Dean Forsyth (à gauche) et Sydney Hudelson (à droite). Illustrations de George Roux pour l'édition Hetzel.
Les deux astronomes amateurs, Dean Forsyth et Sydney Hudelson, qui nous sont présentés dans La Chasse au météore sont des astronomes compétants, presque des professionnels. Mais ce sont des monomaniaques, appartenant à la classe des savants fous. Leur rivalité est l'un des thèmes dominants du roman. En cela, ils diffèrent de leurs collègues Thomas Black dans Le Pays des fourrures (1873) et Palmyrin Rosette dans Hector Servadac (1877) qui n'avaient pas que des aspects négatifs.
L'astronomie professionnelle, comme les autres domaines de la recherche, est un monde impitoyable où sévit la compétition pour les postes, les crédits, les moyens d'observation. Le petit monde des astronomes amateurs (ceux dont l'équipement et le savoir-faire permettent de faire des observations fructueuses) lutte, lui, pour la gloire d'avoir la primeur de la découverte d'une comète ou d'un astéroïde. (Voir notre note sur les astronomes amateurs et les comètes.) La présentation des deux astronomes rivaux faite par Jules Verne est donc vraisemblable, bien que poussée à la caricature.
Si les comètes nouvellement découvertes portent le nom de leur(s) découvreur(s) (voir notre note sur le nom des comètes), ce n'est pas le cas des astéroïdes. Les découvreurs d'astéroïdes ont le privilège de pouvoir nommer les objets qu'ils ont découverts. Il faut bien avouer que c'est une porte ouverte au copinage et à la flagornerie. À côté des personnages mythologiques (en voie d'épuisement – ce sont en effet des dizaines de milliers d'objets qu'il faut nommer) et des personnages et lieux célèbres, on voit apparaître la famille, les amis, les collègues, les sponsors des chasseurs d'astéroïdes... L'Union astronomique internationale spécifie bien qu'il est impossible d'acheter un nom d'étoile (voir son communiqué), mais elle reste muette sur le cas des astéroïdes. Il est de fait possible d'acheter un astéroïde à son nom ! il suffit de faire un don à un observatoire ou à une équipe de recherche judicieusement choisis, qui remercient ainsi leur donateur.
Une troisième version ?
Les romans-catastrophe basés sur la collision d'une comète ou d'un astéroïde avec la Terre sont légion. Nous nous souvenons que Jules Verne avait déjà abordé ce thème dans Hector Servadac (1877).
Camille Flammarion (1842–1925), dans La Fin du monde (1894), décrit la collision d'une comète avec la Terre. Ce roman débute bien comme du Jules Verne, mais le récit s'embourbe ensuite dans un lyrisme didactique, verbeux et – à notre avis – fort ennuyeux. Mais c'est aussi un roman à clés, et sa description de l'Observatoire de Paris vaut le détour :
H.G. Wells (1866–1946), dans sa nouvelle L'Étoile (The Star) (1897) imagine une étoile pénétrant le Système solaire à grande vitesse. Elle entre en collision avec Neptune, puis se dirige vers le Soleil. Elle frôle la Terre, provoquant raz-de-marée, tremblements de Terre, incendies et innondations. Une grande partie de l'humanité périt. Mais les martiens, qui observent l'événement à distance, ne remarquent qu'une diminution des calottes glaciaires. [Cette nouvelle fait partie du recueil Les Pirates de la mer et autres nouvelles paru en 1902, dont un exemplaire dédicacé par le traducteur figurait dans la bibliothèque de Jules Verne.]
Toujours H.G. Wells, dans Au Temps de la comète (In the Days of the Comet) (1906), imagine le passage d'une comète près de la Terre. Elle répand dans l'atmosphère terrestre un gaz qui perturbe les activités humaines.
Hergé (1907–1983), dans L'Étoile mystérieuse (1942), reprend plus directement le scénario de Jules Verne – bien qu'il se soit toujours défendu d'une telle influence.
Nous passerons sur les incontournables films-catastrophes : When Worlds Collide (Le Choc des mondes) de Rudolph Maté (1951), Armageddon de Michael Bay (1998), Deep Impact de Mimi Leder (1998) et bien d'autres. L'ancêtre du genre est sans doute La Fin du Monde d'Albel Gance (1931), qui se réfère à La Fin du Monde de Flammarion et qui a été tourné en partie à l'Observatoire de Meudon.
Alors, pourquoi ne pas faire une autre version de la Chasse, cette fois-ci fidèle aux principes du roman scientifique et plus conforme à nos connaissances actuelles ? À toi de jouer, lecteur...
Bibliographie générale sur La Chasse au
météore et ses avatars
Bibliographie sur météorites, bolides et
astéroïdes
Bibliographie sur l'équivalence matière-énergie
Appendice : un peu de vocabulaire
Il n'est pas inutile de rappeler la terminologie scientifique actuelle,
quelque peu malmenée dans le roman.
© 2010–2024 Jacques Crovisier
Cet article résulte en partie d'un travail collectif fait à l'occasion d'un parrainage de classe avec Jean-François Le Saux au lycée Descartes de Montigny-le-Bretonneux.