lundi 19 mai 2014, par Baptiste Cecconi
La goniopolarimétrie rassemble un ensemble de techniques d’analyse de données radio spatiales qui permettent de reconstruire la direction d’arrivée d’une onde électromagnétique, son flux et sa polarisation. Ces techniques sont aussi appelées “Direction-Finding”. Cependant, cette terminologie anglophone ne reflète pas que la détermination de la direction d’arrivée d’une onde ne peut pas être dissociée de mesure de sa polarisation, ce qu’évoque le terme “Goniopolarimétrie”.
La résolution angulaire [1] d’un télescope est égale à λ/D où λ est la longueur d’onde et D le diamètre du télescope. Dans le cas des observations radio spatiales, les fréquences d’observations s’échelonnent de quelques kHz à quelques dizaines de MHz, ce qui équivaut à des longueurs d’onde de quelques dizaines de kilomètres à quelques dizaines de mètres. Avoir une bonne résolution pour cette gamme de fréquence impliquerait d’avoir des instruments dont les dimensions atteignent plusieurs centaines de kilomètres ! Il est impensable d’envoyer des paraboles de ces dimensions dans l’espace. Ajoutons à cela les contraintes liées à l’exploration spatiale (faible masse, faible encombrement, faible consommation électrique, robustesse aux conditions spatiales, fiabilité du système de déploiement), et on comprend rapidement qu’il faut trouver d’autres moyens pour obtenir de la résolution angulaire aux fréquences citées plus haut.
Les senseurs électriques ou magnétiques spatiaux doivent être très simples : des dipôles électriques de quelques mètres (ou dizaines de mètres) ou des bobines magnétiques de quelques centimètres (voire dizaines de centimètres). Ces senseurs ont une résolution angulaire très réduite. Dans le domaine dit "quasi-statique" (c’est-à-dire quand la longueur d’onde est très grande devant la dimension du senseur), le "champ de vue" de ceux-ci équivaut à 2/3 de tout l’espace. Dans ce domaine, ces senseurs ont une propriété qui s’avérera bien utile : le signal reçu est nul lorsque l’onde arrive dans la direction de l’antenne (voir figure ci-dessous)
L’antenne est représentée en bleu et la courbe noire représente le "gain" de l’antenne en fonction de la direction d’arrivée de l’onde. Ce gain est maximal sur l’axe "x" (c’est-à-dire lorsque l’onde arrive perpendiculaire à l’antenne) et nul sur l’axe "y" (c’est-à-dire lorsque l’onde arrive dans la direction de l’antenne).
La goniopolarimétrie justement utilise cette propriété et, par la combinaison de mesures simultanées sur plusieurs senseurs orientés dans des directions différentes, permet de retrouver la résolution angulaire. Avec les mesures obtenues sur Cassini, on a une résolution de l’ordre de quelques degrés, soit 0.3% de toutes les directions de l’espace à comparer aux 2/3 pour une antenne seule. On gagne ainsi un facteur 100 en terme de résolution.
Sur la figure suivante, on a schématisé deux antennes (en rouge et en bleu) avec leurs diagrammes de réception respectifs. La ligne pointillée indique la direction d’arrivée d’une onde. Les deux petites croix marquent l’intersection de cette direction d’arrivée avec les diagrammes de réception, qui, rappelons-le, caractérise le gain de l’une antenne en fonction de la direction. Dans notre exemple, où on fait l’hypothèse d’une onde sans polarisation, la contribution mesurée par l’antenne rouge sera environ deux fois plus petite que celle mesurée par l’antenne bleue. C’est le quotient entre ces deux mesures qui donnera l’information de direction d’arrivée. La précision sur la mesure et celle de l’étalonnage fixera directement celle de la détermination de la direction d’arrivée.
Deux antennes et leurs diagrammes de réception (en rouge et en bleu) et une onde (direction d’arrivée en pointillé)
L’analyse goniopolarimétrique requiert des mesures électriques ou magnétiques sur au moins deux axes non colinéaires. On enregistre la puissance détectée sur chaque senseurs. Selon la conception du récepteur, on peut aussi enregistrer l’intercorrélation des signaux mesurés entre les senseurs deux à deux. Afin de pouvoir discerner des ondes de différentes fréquences se propageant en même temps dans l’environnement de la sonde, les récepteurs radio enregistrent les puissances et les intercorrélations à différentes fréquences.
Contrairement aux techniques d’analyse radio plus classiques pour lesquelles on utilise soit la forme du spectre [2], soit le profil temporel, la goniopolarimétrie permet de traiter des données enregistrées pendant de très courtes durées sur une gamme de fréquences étroites indépendantes les unes des autres.
Le nombre de mesure instantanées indépendantes disponibles dépend du nombre de senseurs et de la conception du récepteur radio associé. Par exemple :
– deux antennes électriques + un récepteur radio ne mesurant que la puissance. On dispose de 2 mesures instantanées indépendantes : la puissance sur chacune des antennes.
– deux antennes électriques + un récepteur radio mesurant puissance et intercorrélation. On dispose de 4 mesures instantanées indépendantes : la puissance sur chaque antenne, et l’intercorrélation qui est une grandeur complexe [3].
On utilise en général des senseurs électriques pour effectuer des mesures destinées à être analysées par la goniopolarimétrie. Ceci vient du fait que la composante électrique d’une onde électromagnétique est intrinsèquement plus intense que sa composante magnétique. Des mesures magnétiques nécessitent ainsi des récepteurs beaucoup plus sensibles. Cependant, rien n’empêche d’appliquer les techniques goniopolarimétriques à des données magnétiques.
L’analyse goniopolarimétrique permet de caractériser les paramètres d’une onde électromagnétique se propageant dans l’environnement de la sonde. Le nombre de paramètres permettant de caractériser l’onde observée dépend des hypothèses faites sur les caractéristiques générales de l’onde. Le cas le plus courant est de faire l’hypothèse d’une onde plane. On peut caractériser complètement cette onde à l’aide de six paramètres :
– le flux (noté S)
– deux grandeurs décrivant l’état de polarisation linéaire (notés Q et U)
– le degré de polarisation circulaire (noté V)
– la direction du vecteur d’onde (caractérisé par deux angles)
Les quatre premiers paramètres (S, Q, U, V) sont aussi appelés paramètres de Stokes.
Si on relaxe l’hypothèse de planéité du plan d’onde (par exemple, si la taille de la région qui émet l’onde radio ne peut pas être supposée infiniment petite, vue depuis la sonde), on peut rajouter un paramètre supplémentaire définissant la taille de la source radio (relié à la courbure de la surface d’onde).
D’autres inversions plus spécifiques ont été proposées pour des cas encore plus particuliers, comme le cas de sources radio réparties le long d’une courbe dont on connait la position. On cherche alors la répartition de la polarisation, du flux voire de la largeur de la source le long de cette courbe.
Il est important de rappeler que les observables goniopolarimétriques sont reconstruites à partir de mesures effectuées là où se trouve le satellite. La direction d’arrivée, la polarisation ou la taille de la source radio sont donc des paramètres apparents, ne tenant pas compte de possibles effets de propagations entre la région d’émission et la position de la sonde.
Les senseurs destinés aux mesures goniopolarimétriques sont en général des antennes électriques linéaires : des tubes ou des câbles conducteurs rectilignes connectés à un récepteur radio. La position, la direction et la longueur physique de ces antennes sont connues. Cependant, du fait de la présence du satellite, il nous faut évaluer la direction et la longueur de l’antenne électrique effective que constitue le système `antenne+satellite’. Cette opération d’étalonnage peut-être effectuée de diverses manières :
– par rhéométrie : Un modèle réduit de la sonde est placé dans une cuve baignée d’un champ électrique d’intensité variable mais de direction fixe. En faisant tourner la maquette du satellite sur différents axes, on mesure la réponse des antennes.
Ce modèle réduit construit par le Space Research Institute de Graz en Autriche, a été utilisé pour étalonner les antennes électriques de cette sonde.
– à l’aide de simulations numériques : Le satellite et son antenne peuvent être simulé par un ensemble d’éléments conducteurs reliés entre eux. Des codes simulations permettent alors de déterminer la réponse des antennes en fonction de la fréquence des ondes incidentes.
La sonde STEREO-A et ses antennes électriques (notées E1, E2 et E3) a été modélisée pour l’étalonnage de la réponse des antennes.
– en vol : En utilisant une source de référence dont les caractéristiques sont connues, on peut aussi évaluer la direction et la longueur effective d’une antenne sur une sonde spatiale.
Ces trois techniques sont en général utilisées afin d’obtenir la meilleure détermination possible des paramètres effectifs des antennes électriques.
Les sondes spatiales dédiées à l’exploration des plasmas du système solaire (vent solaire, magnétosphères...) sont souvent des satellites tournant autour d’un axe. Il est en effet plus facile de concevoir des instruments permettant l’analyse d’un plasma sur ce type de plateforme. Les techniques goniopolarimétriques développées pour ce type de satellite tiennent compte de la modulation du signal induite par la rotation de l’antenne avec la sonde. C’est le cas des sondes ISEE3, WIND ou Ulysses, dont les récepteurs radio ont été construits au LESIA.
Les sondes spatiales qui embarquent des instruments d’imagerie doivent être stabilisées sur trois axes, afin de pouvoir pointer précisément les cibles à étudier. On a donc aussi développé des récepteurs et des méthodes goniopolarimétriques qui permettent de retrouver instantanément les paramètres de l’onde observée. C’est ce qui est fait pour les données radio des produites par les sondes Cassini ou STEREO, dont les récepteurs radio ont été construits au LESIA.
Le récepteur radio de la mission Cassini (RPWS/HFR) est un récepteur goniopolarimétrique. Il peut être connecté simultanément à deux des trois antennes électriques de l’expérience RPWS. Il enregistre l’autocorrélation des signaux mesurés sur chaque antenne ainsi que l’intercorrélation entre ces deux signaux bruts. La figure ci-dessous montre un spectre dynamique [4] de l’autocorrélation du signal sur une des antennes de l’expérience.
L’intensité du signal mesuré en fonction du temps et de la fréquence est codé en niveaux de gris. Les gros blocs noirs situés entre 10 et 1000 kHz sont le SKR (Saturn Kilometric Radiation) : rayonnement kilométrique auroral de Saturne, émis dans les régions polaires de Saturne, conjointement aux aurores de cette planète.
L’analyse goniopolarimétrique permet de reconstruire a posteriori (c’est-à-dire au sol, et non à bord de la sonde) la direction d’arrivée, la polarisation et le flux de l’onde observée à chaque instant et à chaque fréquence. Ci-dessus, un exemple de carte de directions d’arrivée des ondes radio vue depuis Cassini, avec la planète Saturne représentée en arrière plan.
La carte est reconstruite a posteriori, en utilisant les résultats de l’analyse goniopolarimétrique appliquées aux données Cassini/RPWS/HFR. Ces données sont filtrées (rapport signal sur bruit, polarisation, barres d’erreurs) avant intégration.
[1] La résolution angulaire d’un télescope caractérise sa capacité à discerner des détails de l’objet observé.
[2] la répartition de la puissance en fonction de la fréquence
[3] Un nombre complexe peut être représenté par deux quantités
[4] Un spectre dynamique est un tracé où l’intensité représentée (le plus souvent avec un codage en couleur ou en niveaux de gris) en fonction du temps et de la fréquence