Les Mirifiques aventures de Maître Antifer (1894)
dans le monde de la trigonométrie sphérique.
Comme Jules Verne l'a déclaré lui-même à un
journaliste, « c'est l'histoire d'un chercheur et
découvreur de trésor, et l'intrigue tourne autour d'un
problème géométrique très curieux. »
(Robert Sherard, 1894, Jules Verne, sa vie et son travail
racontés par lui-même, in Entretiens avec Jules Verne
1873–1905, Daniel Compère et Jean-Michel Margot, Slatkine,
1998.)
L'intrigue de Maître Antifer repose donc sur une énigme
géométrique (et plus précisément,
géodésique). Le trésor est censé se trouver au
pôle d'une calotte sphérique dont le cercle de base est
déterminé par les positions de trois îlots,
visités successivement par les personnages du roman. Jules Verne
nous donne les coordonnées de ces quatre points, à la minute
d'arc près. Cependant, ça ne colle pas tout à fait !
Les personnages
Le richissime Kamylk-Pacha lègue son héritage à Thomas Antifer, le Français qui lui a sauvé la vie en 1799 lors de la campagne d'Égypte. En 1831, il dissimule sa fortune et organise (on ne sait trop comment) le jeu de piste qui doit mener à sa découverte.
En 1862, deux équipes participent à la course au
trésor.
L'équipe des "bons" est composée de trois marins originaires
de Saint-Malo, aux caractères très différents.
D'abord, maître Antifer (Pierre-Servan-Malo), 46 ans,
capitaine au cabotage en retraite. Fils de Thomas Antifer, il est
maintenant le légataire de Kamylk-Pacha. Il est l'image typique du
marin coléreux, sacreur, buveur, mais compétent, qui sera
immortalisé plus tard par Hergé sous les traits du capitaine
Haddock. Ensuite, son ami Gildas Trégomain, 51 ans, marin
d'eau douce, patron (également retraité) d'une gabare (une
péniche). Les pieds sur terre, c'est un véritable Sancho
Pancha aux côtés de ce don Quichotte qu'est cet emporté
de maître Antifer. Puis il y a Juhel. Jeune neveu d'Antifer,
il vient de passer à Nantes son brevet de capitaine au long cours
(ce qui rappelle le cursus de Paul, le frère de Jules Verne). C'est
à lui qu'incombera la tâche de faire le point en mer tout au
long de l'histoire.
L'équipe des "méchants"... Des filous patibulaires qui
cherchent à s'approprier l'héritage de Kamylk-Pacha. Nous
n'en dirons pas plus...
L'île Julia
Le but ultime du voyage sera l'île Julia, îlot volcanique qui a
disparu sous les flots lorsque nos héros s'y rendent. L'île
Julia existe — ou plutôt, elle a existé.
« JULIA, petite île flottante qui parut en 1831, dans la
Méditerranée, entre la Sicile et l'île de
Puntellaria ; elle avait 700 mètres de circuit et 70
mètres au-dessus du niveau de la mer. Au bout d'un mois, elle
s'enfonça dans les flots. En 1851, on remarqua qu'elle
remontait. » (Pierre Larousse — Grand dictionnaire universel du
XIXe siècle.)
Pour en savoir plus, on peut consulter les Notes sur l'île Julia de Constant Prévost (1835), le géologue qui a exploré l'île, et l'article d'Éric Buffetaut (2023, 2024).
L'île Julia est également mentionnée dans d'autres
romans de Jules Verne : Les Enfants du
capitaine Grant (1866), Le Chancellor (1874) et Mathias
Sandorf (1885). Elle fut aussi décrite auparavant par Alexandre
Dumas dans ses souvenirs de voyage en Sicile (Le
Spéronare, 1842) et utilisée par Fenimore Cooper dans
l'un de ses romans (The Crater, 1847 ; dans sa version
française : Le
Cratère, ou le Robinson américain). Elle sera encore
le thème de la bande dessinée L'ultime Chimère
imaginée par Laurent-Frédéric Bollée (Vol. 2,
L'Île,
2008, Glénat).
Les instruments
Faire le point en mer est une opération cruciale dans cette
histoire. Nos personnages se donc pourvus « d’un excellent
chronomètre, d’un sextant du bon faiseur et du bouquin de la
Connaissance des Temps nécessaires à leurs observations
futures. » (Partie I, Chap. X)
« Le chronomètre avait été fabriqué
dans les ateliers de Bréguet – avec quelle perfection, il
est inutile d’y insister. Quant au sextant, il était
digne du chronomètre, et, habilement manié, pouvait
donner des angles à moins d’une seconde. » (Partie I,
Chap. X)
« Quel soin on prit du sextant et du chronomètre
achetés à Saint-Malo – du chronomètre
surtout ! Un saint sacrement, sous un dais, n’eût pas
été porté avec plus de respect – on pourrait
dire de ferveur – par maître Antifer qui avait voulu
s’en charger. Songez donc ! l’instrument qui permettrait de
déterminer la longitude du fameux îlot. Avec quelle
ponctualité on l’avait remonté chaque jour ! Que
de précautions pour lui épargner des secousses qui
auraient pu influer sur sa marche. Un mari n’aurait pas
montré plus de sollicitude pour sa femme que notre Malouin en
avait pour cet instrument, destiné à conservé
[sic] l’heure de Paris. » (Partie I, Chap. XII)
« Juhel prend hauteur pour le compte de son oncle, et par le plus beau
temps du monde. » (Partie I, Chap. XV.) À gauche, gravure de
George Roux dans l'édition Hetzel. À droite, illustration
moderne d'Emre Ohrun (Actes Sud, 2004).
Démunis de leur matériel à la suite de
péripéties sur lesquelles nous ne nous étendrons pas,
nos personnages sont contraints de les remplacer à Édimbourg
(Partie II, Chap. XIV). Ils y acquièrent donc sextant,
chronomètre, et « bouquin de la Connaissance des Temps. »
Peut-être est-ce là l'épisode le plus irréaliste
du roman ; s'il était sûrement facile de se procurer à
Édimbourg le Nautical Almanach, y trouver un exemplaire de la
Connaissance des Temps devait être une mission impossible !
C'est en partie en raison du mauvais marketing de la Connaissance
des Temps face à son concurrent le Nautical Almanach que
le méridien de Greenwich a été adopté au lieu
de celui de Paris (Boistel, 2023).
L'hydrographie
Ce qui reste de l'École d'hydrographie de Nantes aujourd'hui (rue de Flandres — aujourd'hui rue Flandres–Dunkerque 40). Le bâtiment, enclavé dans des constructions récentes, est occupé par une école professionnelle (ÉPITECH : École pour l'informatique et les nouvelles technologies). La tour qui servait d'observatoire est visible à l'arrière.
Paul Verne (le frère de Jules) a, comme Juhel, étudié
à l'École
d'hydrographie de Nantes (voir l'histoire de cet établissement
par Olivier Sauzereau, 2000). Il a passé son brevet de capitaine au
long cours à Rochefort en 1854. Dans le roman, Juhel a passé
le sien à Nantes en 1862. Mais pourquoi Jules Verne a-t-il fait
fréquenter à Juhel l'École d'hydrographie de Nantes
alors qu'il en existait une (elle existe toujours !) à
Saint Malo ? (Il existe en effet des écoles d'hydrographie de
première classe au Havre, à Saint-Malo, Nantes, Bordeaux
et Marseille, selon un classement établi par un décret royal
de 1825.) Tenait-il malgré tout à rendre hommage à sa
ville natale ?
Longitudes et latitudes
Donc, le centre du cercle déterminé par les trois îlots rencontrés successivement doit être l'île finale. Voici les coordonnées de ces quatres points telles qu'elles sont données dans le roman, ainsi que celles du centre que l'on obtient par le calcul.
Ces positions sont données à la minute d'arc près par
Jules Verne, qui a visiblement "bidonné" les chiffres en leur
donnant une précision superfétatoire pour faire vrai.
G. de Vries-Uiterweerd explique dans son article comment calculer les coordonnées du centre par la trigonométrie sphérique. Je donne une autre solution ici.
Les globes terrestres. À gauche, celui de maître Antifer
examiné par Énogate, l'épouse de Juhel (gravure de
George Roux). À droite, celui de Jules Verne (d'origine) dans son
bureau (reconstitué) dans la Maison Jules Verne à Amiens.
Comment Jules Verne a-t-il procédé ? Le calcul montre que
les coordonnées qu'il donne ne sont pas tout à fait
cohérentes, et que le vrai pôle de la calotte s'écarte
d'un bon degré de la position donnée par Jules Verne. Un
calcul de trigonométrie sphérique n'a donc pas
été fait. On sait (d'après les lettres de Jules Verne
à son frère et à son éditeur qui nous sont
restées) que Paul Verne a relu le texte et apporté des
corrections sur les parties "hydrographiques". Il aurait
théoriquement en mesure de faire ce calcul, la trigonométrie
sphérique étant au programme du brevet de capitaine au long
cours. Mais on peut comprendre qu'à son âge, (il avait alors
64 ans), la pratique de ce genre de calculs théoriques ne lui
était plus familière.
Dans le roman, le pôle est déterminé en menant les
médiatrices des arcs joignant les positions des îlots, en
utilisant une règle souple sur un globe terrestre (Partie II, Chap.
XV). Jules Verne n'a pas dû procéder ainsi ; il a dû
partir du lieu final du roman, l'île Julia, le pôle de la
calotte. Je suppose donc qu'il a cherché au compas, en partant de
l'île Julia comme centre, un cercle passant par des lieux propices
pour son récit.
Et effectivement, ce cercle est tracé en rouge sur le globe
terrestre de Jules Verne, le même qui a été
annoté par Albert Badoureau lors de
la préparation de Sans Dessus
Dessous et qui est décrit dans Le Titan moderne (voir
Crovisier, 2009). Ce globe est exposé à la Maison Jules
Verne à Amiens dans la reconstitution du bureau de Jules Verne,
mais on ne peut l'approcher. Cependant, ce cercle est parfaitement visible
sur les reproductions publiées de ce globe (par exemple dans le
Catalogue de la Maison Jules Verne).
Le globe terrestre de Jules Verne exposé à la Maison Jules Verne
à Amiens, avec le "cercle d'Antifer" (en rouge) et les indications
tracées par Badoureau pour Sans Dessus-dessous (en noir).
Un point obscur dans le roman est l'organisation du jeu de piste par
Kamylk-Pacha. On peut supposer qu'il a commencé par cacher son
trésor (mais rien ne le précise). Comment ensuite a-t'il pu
choisir les trois lieux qui serviront d'indice ? Comment a-t'il pu
déterminer des longitudes précises à une époque
(1831) où les bons chronomètres de marine n'étaient
pas légion ?
Les cartes
L'édition Hetzel in-8 de Maître Antifer est
illustrée par trois cartes : le Golfe
d'Oman, la région
de Loango (au large du Congo) et le Spitzberg.
Ces cartes sont mal adaptées au texte ou révèlent des
incohérences :
La préoccupation et les difficultés de Jules Verne pour
obtenir des cartes adéquates transparaissent dans sa correspondance
avec l'éditeur Louis-Jules Hetzel (lettres du 10 avril au 29 juin
1894). Après bien des itérations et l'accord final de Jules
Verne pour les cartes proposées par son éditeur, des erreurs
et des incohérences subsistent encore.
Bibliographie
© 2009–2024 Jacques Crovisier
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