Retour au sommaire.

Le Rayon-Vert (1882), la révélation d'un phénomène atmosphérique.


C'est un roman d'amour. Pour la jeune Helena Campbell, entre le ridicule Aristobulus Ursiclos, parti que voudrait lui imposer sa famille, et le distrait Olivier Sinclair, il n'y a pas photo. Elle cherche à temporiser et demande à voir le Rayon vert avant de convoler. On imagine aisément la suite. Tous les romans de Jules Verne se terminent bien, son éditeur Hetzel y veille.

Outre son côté guide touristique des îles écossaises, ce roman décrit avec véhémence l'antinomie entre la science sèche et brutale incarnée par Aristobulus Ursiclos et l'humanisme représenté par Olivier Sinclair, pour lequel Jules Verne (tout comme miss Campbell) affiche clairement sa préférence — tout comme dans son roman « Paris au XXe siècle », écrit vers 1863 mais qui restera encore plus d'un siècle dans ses cartons.

Mais ce qui a surtout rendu ce roman célèbre, c'est la révélation au grand public du phénomène du Rayon vert. Il est remarquable que le Rayon vert était pratiquement ignoré avant 1882, à part quelques rapports d'observateurs restés confidentiels. A fortiori, aucune explication scientifique n'en était proposée. Après sa médiatisation par Jules Verne – qui lui a donné son nom –, c'est un déferlement de témoignages d'observations, d'études, consignés dans des articles scientifiques (certains écrits par des sommités comme lord Kelvin ou André Danjon), des thèses ou même des livres (comme celui de Daniel O'Connell (1896—1982), qui fut astronome à l'Observatoire du Vatican) sur le sujet. Des sites internet (comme celui de A. T. Young, remarquable par son érudition) lui sont maintenant consacrés.



La première photographie d'un Rayon vert, le 8 septembre 1925, par Lucien Rudaux (La Nature, 7 novembre 1925, No 2692).



Le mystère de la nature (et de l'existence même) du Rayon vert est maintenant résolu. C'est un phénomène avéré que l'on a pu photographier, filmer, et même reproduire au laboratoire. Il s'explique parfaitement par la conjugaison de la réfraction différentielle et de l'absorption atmosphérique. Cependant, un autre mystère subsiste : d'où Jules Verne a-t-il pris cette idée ?

« It would be interesting to know what drew Verne's attention to the matter, because one can find hardly any mention of it before that time. »
[ Il serait intéressant de savoir ce qui a attiré l'attention de Jules Verne sur ce sujet, car on n'en trouve pratiquement pas mention avant lui. ] (O'Connell, 1960).

Jules Verne ne révèle pas sa source dans le roman. Il se réfère à un article fictif attribué au journal londonnien le Morning Post :

« Avez-vous quelquefois observé le soleil qui se couche sur un horizon de mer ? Oui ! sans doute. L'avez-vous suivi jusqu'au moment où, la partie supérieure de son disque effleurant la ligne d'eau, il va disparaître ? C'est très probable. Mais avez-vous remarqué le phénomène qui se produit à l'instant précis où l'astre radieux lance son dernier rayon, si le ciel, dégagé de brumes, est alors d'une pureté parfaite ? Non ! peut-être. Eh bien, la première fois que vous trouverez l'occasion, — elle se présente très rarement, — de faire cette observation, ce ne sera pas comme on pourrait le croire, un rayon rouge qui viendra frapper la rétine de votre œil, ce sera un rayon « vert », mais d'un vert merveilleux, d'un vert qu'aucun peintre ne peut obtenir sur sa palette, d'un vert dont la nature, ni dans la teinte si variée des végétaux, ni dans la couleur des mers les plus limpides, n'a jamais reproduit la nuance ! S'il y a du vert dans le Paradis, ce ne peut être que ce vert-là, qui est, sans doute, le vrai vert de l'Espérance ! » (Chap. III — L'article du « Morning Post. »)

Deux explications possibles du Rayon vert (mais celle de la réfraction est ignorée) sont données par la bouche du pédant Aristobulus Ursiclos :

« Ce dernier rayon que lance le soleil au moment où le bord supérieur de son disque effleure l’horizon, s’il est vert, c’est, peut-être, parce qu’au moment où il traverse la mince couche d’eau il s’imprègne de sa couleur... »

« À moins que ce vert ne succède tout naturellement au rouge du disque, subitement disparu, mais dont notre œil a conservé l’impression, parce que, en optique, le vert en est la couleur complémentaire ! » (Chap. XV.)

Jules Verne avait déjà fait mention du Rayon vert dans une œuvre antérieure, son autre roman écossais « Les Indes Noires » (1877). Il faut remarquer que ce Rayon vert est observé au lever du Soleil :

« Enfin, un premier rayon atteignit l'œil de la jeune fille. C'était ce rayon vert, qui, soir ou matin, se dégage de la mer, lorsque l'horizon est pur. » (Chap. XVII — Un lever de Soleil.)

Le Rayon vert est aussi suggéré dans « Robur le conquérant » (écrit en 1885, publié en 1886) :

« Pendant les soirées des 16 et 17 juillet, un curieux phénomène de lueurs crépusculaires se produisit à la tombée du jour. Sous une latitude plus élevée, on aurait pu croire à l’apparition d’une aurore boréale. Le soleil, à son coucher, projeta des rayons multicolores, dont quelques-uns s’imprégnaient d’une ardente couleur verte. » (Chap. XIII – Dans lequel Uncle Prudent et Phil Evans traversent tout un océan, sans avoir le mal de mer.)

Il sera encore question du Rayon vert dans les « Mirifiques aventures de maître Antifer », publié en 1894 :

« À son coucher comme à son lever, la réfraction le laissait [le soleil] encore apparaître alors qu’il avait déjà disparu sous l’horizon. La matière lumineuse, obliquement projetée à la surface des flots, s’étendait comme un long diamètre, de l’ouest à l’est. Les dernières rides, semblables à des raies de feu, tremblotaient sous la brise mourante. Cet éclat s’éteignit soudain, lorsque le bord supérieur du disque, affleurant la ligne d’eau, lança son rayon vert. La coque du brick-goélette s’assombrit, tandis que ses hautes voiles s’empourpraient des dernières lueurs. » (1ère Partie, Chap. 1. Dans lequel un navire inconnu, capitaine inconnu, est à la recherche, sur une mer inconnue, d’un îlot inconnu.)

On retrouve le Rayon vert dans « En Magellanie » écrit en 1897—1898, mais publié en 1908 sous le titre des « Naufragés du Jonathan » après de substantielles modifications de Michel Verne :

« L'astre radieux venait de prendre contact à l'horizon. Élargi par la réfraction, il fut bientôt réduit à une demi-sphère, dont les derniers faisceaux illuminèrent le ciel, puis il n'en resta plus qu'un liseré ardent qui allait se noyer sous les eaux. Et alors s'échappa ce rayon d'un vert lumineux, la couleur complémentaire du rouge disparu. » (Fin du dernier chapitre — Le phare du cap Horn.)

On voit qu'ici, Jules Verne adopte la théorie — on la sait maintenant fausse — de la couleur complémentaire pour expliquer le Rayon vert.

Dans un pendant rigoureux, le tout début du « Phare du Bout du Monde » (écrit en 1901, publié en 1905) décrit une scène similaire à celle d'« En Magellanie » (coucher de Soleil, suivi de l'allumage du même phare, salué par le coup de canon d'un navire), mais le Rayon vert n'apparaît pas. Cependant, on peut lire plus loin :

« Aucune brume au coucher du soleil, et telle était la pureté de la ligne du ciel et de l'eau qu'un rayon vert traversa l'espace, à l'instant où le disque disparaissait derrière l'horizon. » (Chapitre VI — À la baie d'Elgor.)

Où Jules Verne a-t-il pris son idée du Rayon vert ? Ce phénomène n'est pas mentionné dans les grands ouvrages de vulgarisation scientifique qu'il a pu consulter, comme « L'Espace céleste et la nature tropicale » d'Emmanuel Liais (1865) ou « Les Météores » de Margollé et Zurcher (1869), qui pourtant consacrent de nombreuses pages à la description du coucher du Soleil. Dans « L'Atmosphère, Météorologie Populaire » (paru en 1872 et réédité en 1888), Camille Flammarion décrit avec minutie les phénomènes atmosphériques. Il consacre 15 grandes pages au soir et au coucher du Soleil sans souffler mot du Rayon vert. Pourtant, le phénomène de la réfraction lui était familier, car son travail de jeunesse à l'Observatoire de Paris, sous la direction de Le Verrier, consistait à corriger fastidieusement de cet effet les mesures de position effectuées par ses collègues observateurs.

Les publications relatives au Rayon vert ont été explorées par A.T. Young (1999-ff) et E. Frappa (2019). On trouve déjà mention du Rayon vert (au lever du Soleil !) dans un récit de voyage du capitaine Back (1838). Cherchant le passage du nord-ouest, il hivernait au nord de la baie d'Hudson. Ce récit aurait sûrement intéressé Jules Verne, mais il n'en existe pas de traduction française. Les premières publications scientifiques avérées de l'observation de ce phénomène sont celle, en italien, de P. G. Maggi (1852), puis de J.P. Joule en 1869 et de D. Winstanley en 1873 dans les comptes-rendus d'une société académique de Manchester. On remarque que les observations relatées dans ces deux dernières publications ont eu lieu à Southport et Blackpool, sur la côte nord-ouest de l'Angleterre, donc dans une région proche de celles où se passent Les Indes Noires et Le Rayon-Vert. Mais il est peu probable que Jules Verne en ait eu connaissance directement (il faut rappeler que Jules Verne ne lisait ni l'italien ni l'anglais). Peut-être les a-t-il remarquées dans une de leurs retranscriptions dans un article de vulgarisation qui nous reste inconnue. Il existe bien un compte-rendu en français de l'article de Winstanley parue en 1874 dans la revue de vulgarisation Cosmos–Les Mondes. Mais comme il s'agit du Rayon vert au Soleil couchant, et non au Soleil levant comme Jules Verne le décrit dans Les Indes Noires, le mystère subsiste.

Le Rayon vert est devenu un phénomène culte mis en scène dans de nombreuses œuvres de fiction. Parmi elles figure « Le Rayon vert », un film d'Éric Rohmer (1986). Ce n'est pas une adaptation du roman de Jules Verne, mais il y est fait explicitement référence, ainsi qu'au phénomène atmosphérique. De 0:56:06 à 1:01:32 (selon le minutage de la version DVD) a lieu une discussion (à Biarritz) sur le roman de Jules Verne. L'explication scientifique du rayon vert nous est donnée par le professeur (interprété par Friedrich Günther Christlein, un authentique physicien allemand que Rohmer aurait rencontré par hasard lors du tournage — selon Françoise Etchegaray, in Noël Herpe (2007), « Rohmer et les autres »). À 1:29:06, apparition de la boutique de souvenirs Rayon Vert (à Saint-Jean-de-Luz). De 1:30:51 à 1:32:50 : séquence finale du coucher de Soleil à Saint-Jean-de-Luz, avec apparition du rayon vert à 1:32:30. Rohmer a tenu à ce que ce rayon vert soit authentique ; il a été filmé aux Canaries par Philippe Demard (comme ce dernier l'a raconté dans une lettre à Libération).
[Pour plus de détails, voir nos notes sur « Le Rayon vert » d'Éric Rohmer.]

Enfin, si quelqu'un vous affirme avoir vu le Rayon vert dans le fond de son jardin par temps pluvieux, ne soyez pas étonné : pour les naturalistes du 18e siècle, le rayon-vert était un crapaud, le bufo variabilis (Lacépède, 1788, Histoire naturelle des quadrupèdes ovipares et des serpens, t. 1, 588).

Bibliographie

  • G. Back, Narrative of an expedition in H.M.S. Terror, undertaken with a view to geographical discovery of the arctic shores, in the years 1836–7, 1838, London, John Murray (p. 191).
  • L. Dufour, Météorologie et littérature – Le rayon vert dans la littérature française, 1982, Ciel et Terre, 98, 122–123. [« Rares sont les écrivains autres que Jules Verne qui ont parlé de ce photométéore. » L'auteur en cite quelques exemples. Il en existe bien d'autres.]
  • E. Frappa, Jules Verne et le mystère du rayon vert, 2019, Bull. Soc. Jules Verne, 198, 77–89.
  • R. R. de Freitas Mourão, Le Rayon Vert : le roman comme agent stimulateur de l'observation scientifique, 2005, Revue Jules Verne, 19–20, 216–224.
  • R. Greenler, Rainbows, Halos, and Glories, 1980, Cambridge University Press.
  • J .P. Joule, On an appearance of the setting sun, 1869, Proc. Manchester Lit. Phil. Soc., 9, 1.
  • T. Lombry, Ciel bleu et rayon vert. http://www.astrosurf.com/luxorion/cielbleu-rayonvert.htm (en français, avec des animations).
  • P. G. Maggi, Sopra alcune apparenze del Sole presso all' orizzonte, 1852, Atti delle Adunanze dell' I. R. Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, Série 2, 3, 186 –189, 1852.
  • M. G. J. Minnaert, Light and Color in the Outdoors, 1993, Springer-Verlag [première édition, en néerlandais, 1937].
  • D. J. K. O'Connell, The Green Flash and Other Low Sun Phenomena, 1958, North Holland, Amsterdam.
  • D. J. K. O'Connell, The Green Flash, 1960, Scientific American, 202, 112–122.
  • A. T. Young, An introduction to green flashes, https://aty.sdsu.edu/, 1999-ff [avec une fabuleuse bibliographie].
  • D. Winstanley, Atmospheric Refraction and the last rays of the Setting Sun, 1873, Proc. Manchester Lit. Phil. Soc., 13, 1–4.
  • Ibid. (compte-rendu signé H.S.), Cosmos–Les Mondes, 12e année, 35(2), 76–78, 1874.

    © 2004–2021 Jacques Crovisier

    Retour au sommaire.