Institut national de recherche scientifique français Univerité Pierre et Marie Curie Université Paris Diderot - Paris 7

Aventure humaine et scientifique aux îles Kerguelen

vendredi 28 avril 2023

Le 17 mars 2023, nos collègues Nicolas Fuller et Sylvain Cnudde, après un vol de Paris à Saint-Denis de la Réunion, embarquaient sur le Marion Dufresne. Destination : les îles Kerguelen, archipel isolé et battu par les vents du Sud de l’océan Indien. Objectif : procéder à des opérations de maintenance sur des moniteurs à neutrons. Un périple d’un mois, dont seulement 4 jours sur place, que nous vous proposons de partager avec eux.

Une navigation pas toujours sereine sur les mers du Sud

Avant toute chose, il faut se représenter le navire, à quai dans la torpeur tropicale réunionnaise de cette fin d’été austral. 120 mètres de long, une masse rassurante prête à affronter les flots… peut-être le calme avant la tempête ? On ne peut jamais prévoir la météo dans ces mers du Sud ! La perspective également d’un mois de navigation puisque le Marion Dufresne, navire océanographique, scientifique et ravitailleur, effectue une rotation entre les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Propriété des TAAF, il est affrété par elles 120 jours par an et sous-affrété 217 jours par an par l’IFREMER, pour des missions océanographiques.

Le Marion Dufresne à la Réunion
Le Marion Dufresne à la Réunion

Dessin Sylvain Cnudde

Une fois larguées les amarres, cap au sud direction les îles Crozet, puis les Kerguelen, point le plus méridional du périple. Puis remontée vers le nord avec une escale à l’île Saint-Paul, enfin une dernière escale à l’île Amsterdam avant de rentrer à la Réunion.

Rotation du Marion Dufresne dans les TAAF
Rotation du Marion Dufresne dans les TAAF

Crédit image : IPEV

Si l’on considère les conditions météo, aux dires de Nicolas, plus habitué à ces rotations, elles étaient plutôt favorables. « Pas d’excès de gros temps », dit-il, avec presque une pointe de regret dans la voix. Sylvain, pour sa part, a connu une période d’adaptation puis c’est l’intérêt des croquis qui a pris le dessus. Les flots agités, même s’ils perturbent le passager qui n’a pas forcément le pied marin, deviennent, jour après jour, la Nautamine aidant, amis des artistes et sont souvent source d’inspiration.

À bord, pour cette traversée, 45 membres d’équipage et 70 passagers, tous corps de métiers confondus dont les personnels scientifiques et techniques qui sont le sujet de ce récit. Ils effectuent des séjours d’une durée comprise entre 3 mois et 1 an. Certains embarquent, d’autres débarquent, chaque escale étant donc l’occasion de croiser de nouveaux passagers. Anecdotique ? Nous verrons, plus loin, que cela ne l’est nullement.

Les raisons scientifiques de cette expédition

Mais pourquoi aller si loin et pour si peu de temps ? Après cette introduction et cette description du cadre et des conditions de voyage, venons-en à présent au contexte technico-scientifique. Cette opération est menée pour sécuriser un moniteur à neutrons. Qu’est-ce qu’un moniteur à neutrons ? Comment fonctionne-t-il et à quoi sert-il ?

C’est un dispositif qui mesure le rayonnement cosmique dans la partie basse du spectre d’énergie. Il s’agit d’un flux de particules, principalement des protons, dans une gamme d’énergie qui va être modulée par l’activité solaire. Ils viennent de tous les coins de l’Univers, de manière isotrope, donc indifféremment de toutes les directions. Ces particules franchissent le bouclier magnétique terrestre avec une prédilection pour les zones polaires. Elles rencontrent alors les atomes qui constituent l’atmosphère terrestre ce qui crée des cascades de particules secondaires et, au niveau du sol, ce que l’on mesure ce sont principalement des neutrons. D’où leur nom de moniteurs à neutrons. Une partie importante de l’activité de Nicolas, depuis son arrivée en 1998, est de travailler sur l’analyse des données collectées par ces moniteurs et sur la modélisation des doses de radiation dans l’atmosphère.

Le moniteur à neutrons de l'île Kerguelen
Le moniteur à neutrons de l’île Kerguelen

Les 18 tubes de comptage du moniteur à neutrons de la station de Kerguelen.
Crédit photo : IPEV

Quelles sont les autres fonctions des moniteurs à neutrons ? Au LESIA ils sont utilisés pour caractériser l’accélération des particules du Soleil lors d’événements assez rares et donc pour contraindre des modèles. Leur application principale est l’estimation des doses de radiations à bord des avions dans un but de prévention de leur effet sur la santé du personnel navigant.

L’essentiel de ces doses est d’origine galactique et n’implique donc pas le Soleil. Mais lorsqu’il y a une éruption solaire importante, c’est un modèle élaboré au LESIA qui calcule la dose supplémentaire de radiations due à cette éruption solaire. Cette surveillance est menée sous le contrôle de l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire), un organisme indépendant qui s’occupe également de la sûreté des centrales nucléaires.

La France dispose de deux implantations de tels dispositifs : l’un en Terre Adélie, sur le continent Antarctique, l’autre aux îles Kerguelen. Si leur durée de vie est longue et peut être estimée à plus de 100 ans, ils ont besoin de maintenances régulières. Une intervention avait eu lieu fin 2021 sur la base Dumont d’Urville, consécutive à une suspicion de panne et une fuite de gaz toxique (du BF3 ou trifluorure de bore). Elle avait mobilisé Nicolas Fuller et Cyrille Blanchard. La présente mission était, pour l’essentiel, similaire. [1]

L’arrivée sur place et le déroulement de la mission

Croisière dans les mers du Sud
Croisière dans les mers du Sud

Croisière et mer formée sur le Marion Dufresne.
Dessin Sylvain Cnudde

Héliportage aux Kerguelen
Héliportage aux Kerguelen

Héliportage depuis le Marion Dufresne vers Port-aux-Français sur l’île Kerguelen.
Photo Sylvain Cnudde

Après deux semaines de traversée en mer, parfois mouvementée, et deux escales de quelques jours, la première à Tromelin et la seconde sur l’île Crozet, c’est l’arrivée aux Kerguelen le dimanche 2 avril. Suit le débarquement, toujours par hélicoptère, sur la base de Port-aux-Français car elle ne dispose d’aucune infrastructure portuaire qui puisse permettre au Marion Dufresne d’accoster. Puis, après un accueil chaleureux et une installation rapide, direction le bâtiment 72 (RAYCO) de l’observatoire de géophysique, à 2 kilomètres de la base, à bord d’une Kangoo brinquebalante, baptisée, pour l’occasion, la « Kangoo cosmique » !

Le bâtiment de géophysique sur l'île Kerguelen
Le bâtiment de géophysique sur l’île Kerguelen

Paysage lunaire autour du bâtiment géophy.
Dessin Sylvain Cnudde

Bâtiment RAYCO sur l'île Kerguelen
Bâtiment RAYCO sur l’île Kerguelen

Le bâtiment RAYCO et la Kangoo cosmique.
Dessin Sylvain Cnudde

Dès l’arrivée, les contraintes de temps se précisent. Pour rattraper la journée perdue à Crozet à cause du brouillard, les 5 jours prévus pour l’opération vont finalement se réduire à 4. Il va donc falloir gérer le stress et les journées à rallonge (8h00 à 22h30 voire 23h00 interrompues par les seules pauses repas), ne pas ménager sa peine et concentrer les opérations sans pour autant perdre en efficacité. Un véritable défi pour nos deux collègues et pour Axel, l’électronicien sous statut de VSC (volontaire en service civique), sur place depuis novembre 2022 et pour une durée d’un an. Il assure la surveillance et la maintenance au long cours et va les assister dans ces opérations.

Au programme, le contrôle de l’état des 18 tubes de comptage qui composent le moniteur à neutrons ; la vérification de l’étanchéité de l’ensemble du dispositif puis la sécurisation des soudures à l’aide de résine époxy pour prévenir les fuites de gaz BF3. Un travail de force car les tubes sont lourds à manipuler. Un travail de précision pour les soudures. Un travail sous contrainte, enfin, car la présence d’un gaz toxique oblige, pour une partie des opérations, à revêtir des combinaisons étanches équipées d’un filtre ABEK (spécifique aux gaz toxiques) dans lesquelles on souffre beaucoup de la chaleur. Il a notamment fallu les utiliser lors du remplacement d’un des tubes du moniteur dont le taux de comptage n’était pas conforme.

Equipement de sécurité pour les opérations
Equipement de sécurité pour les opérations

Essai des Equipements de Protection Individuelle (EPI) pour se protéger d’une fuite potentielle du gaz toxique contenu dans les tubes.
Photo Sylvain Cnudde

Une maintenance somme toute assez simple sur un matériel qui date des années soixante et qui a une durée de vie, comme nous l’avons dit plus haut, de plus de 100 ans. Compte-tenu de l’éloignement de l’équipement et du périple nécessaire pour s’y rendre, rien ne doit toutefois être laissé au hasard. C’est certainement l’électronique qui est la plus fragile et qui peut devenir obsolète. Mais rien de cela au cours de ce contrôle qui a néanmoins mis en lumière certains problèmes. Ils conduiront éventuellement à de futures missions de maintenance.

Préparation des tubes du moniteur à neutrons
Préparation des tubes du moniteur à neutrons

Préparation des tubes pour l’application préventive de résine époxy sur les brasures des tubes.
Photo Sylvain Cnudde

Suite des opérations sur le moniteur à neutrons
Suite des opérations sur le moniteur à neutrons

Travail sur les capots des tubes du moniteur à neutrons.
Dessin Sylvain Cnudde

Quatre trop courtes journées et un regret conjoint exprimé : celui, du fait de la contrainte de temps et de la charge de travail, de ne pas avoir pu découvrir l’île et son environnement unique et préservé. Celui aussi de ne pas avoir suffisamment séjourné sur la base qui réunit, selon les saisons, entre 60 et 80 personnes et fréquenté ses lieux de convivialité. Une occasion manquée d’échanger avec elles sur leur vie, leurs activités et leurs recherches respectives. Un microcosme intellectuel fertile qu’il eût été intéressant d’un peu plus côtoyer.

La navigation, ses aléas et une expérience humaine marquante

De retour à bord le 6 avril, de nouvelles semaines de navigation dans le viseur. L’océan à l’infini et un point sur le voyage. Flash-back sur la première partie de la rotation et le brassage humain dans un si petit espace… pas anodin comme cela a été précisé ! Un « clandestin » a embarqué lors d’une escale, ou peut-être même dès la Réunion. Allez savoir ? Le Covid, un temps oublié depuis le relâchement des mesures sanitaires, a fait une visite surprise aux passagers du Marion Dufresne. Une gestion difficile dans un si petit espace où la promiscuité règne. Nicolas a été atteint comme bon nombre d’autres voyageurs. Aucun cas grave, heureusement, sur le bateau mais un quotidien compliqué pour isoler les malades. Par chance pour lui, l’épisode qui n’a duré que 5 jours, était clos à l’arrivée aux Kerguelen.

Traversée vers les Kerguelen
Traversée vers les Kerguelen

Coursive du Marion Dufresne entre Crozet et les Kerguelen.
Dessin Sylvain Cnudde

Aussi l’alternance de mer calme et agitée, le tangage qui déséquilibre et désoriente mais la beauté des éléments déchaînés qui marque les esprits et nourrit les souvenirs. L’isolement en plein océan, propice à l’introspection, à des moments de réflexion et de lecture. La journée, un peu monotone, rythmée par les services de repas, de bonne qualité précisent nos deux collègues. Des moments que l’on apprécie pour leur convivialité, de même que le bar, attenant au restaurant, lieu privilégié pour les échanges avec les passagers comme avec l’équipage. On y croise celui qui revient, celle qui part ; le premier, le regard plein de souvenirs, la seconde l’esprit assailli de questionnements. Un lieu festif et chaleureux, où l’on se relâche et où les langues se délient.

Le Forum, bar du Marion Dufresne
Le Forum, bar du Marion Dufresne

Lieu de convivialité et d’échanges par excellence le Forum, bar du Marion Dufresne.
Dessin Sylvain Cnudde

Que dire de la vie à bord ? Le sentiment étrange d’être un touriste en croisière tout en ayant un motif professionnel. Ce temps qui s’allonge, laissant à Sylvain tout le loisir d’arpenter le navire, de pont en coursives, de se consacrer à la contemplation du bateau et des flots, de la lumière qui change, des clairs obscurs qui caractérisent ces latitudes. L’opportunité d’immortaliser des instants dans ses croquis, l’œil aux aguets de tout ce qui peut faire sens et qui est la raison de sa mission. Le regard aiguisé qu’il a pu porter sur le Marion Dufresne : cette concentration d’outils de levage, de cales, de trappes, d’échelles ; l’équipage au travail, pour réparer, préparer les escales ; les rotations de l’hélicoptère. Une vie foisonnante qui n’attendait que ses pinceaux et crayons pour prendre vie. Deux carnets de croquis que chacun d’entre nous a hâte de découvrir.

Pour Nicolas, le PC science du navire où l’on a l’opportunité d’échanger avec d’autres scientifiques, d’utiliser une connexion informatique aléatoire. Pour chacun, une déconnexion forcée de tout ce qui relie au monde extérieur. Cela déroute dans un premier temps, puis on s’y fait et on finit par en saisir l’intérêt. Celui de se retrouver face à soi-même.

Au PC science du Marion Dufresne
Au PC science du Marion Dufresne

Réunion de préparation de l’opération de maintenance avant l’arrivée aux Kerguelen.
Dessin Sylvain Cnudde

Enfin, le quotidien bien rythmé, agréablement interrompu par des courtes escales. La possibilité d’aller à terre et de partir faire un tour sur l’île où l’on vient d’accoster. Cela fut le cas lors d’une demi-journée à Crozet avec la découverte d’une manchotière, une impressionnante colonie de milliers d’individus ainsi que la surprise d’apercevoir quelques albatros ou encore une famille d’orques. Puis une journée sur l’île Amsterdam où cohabitent manchots et otaries. L’occasion également d’une promenade dans la lande et de déguster des pommes cueillies sur les rares pommiers qui poussent dans un cratère. Sur Kerguelen, cela s’est limité à quelques éléphants de mer, aperçus de loin par manque de temps.

Au final, si Nicolas et Sylvain ont parfois pu ressentir un léger sentiment de frustration, il leur reste en mémoire une belle aventure humaine. Des rencontres et des échanges, un voyage intérieur où l’on se surprend à se questionner sur le sens de la vie et ses relations avec les autres. Une belle aventure, scientifique et humaine, aux antipodes dont ils se souviendront longtemps.

Récit rédigé par Luc Heintze
Otaries sur l'île Amsterdam
Otaries sur l’île Amsterdam

Otaries sur l’île Amsterdam. On ne s’approche pas trop près, elles peuvent être agressives.
Photo Nicolas Fuller

La manchotière de l'île Crozet
La manchotière de l’île Crozet

Observation des manchots sur l’île Crozet.
Dessin Sylvain Cnudde


Manchots et phoque archipel de Crozet
Manchots et phoque archipel de Crozet

Manchots et phoque sur l’île de la Possession dans l’archipel de Crozet.
Photo Nicolas Fuller

Manchotière sur Crozet
Manchotière sur Crozet

Manchotière de l’île de la Possession dans l’archipel de Crozet.
Photo Nicolas Fuller


Opération de démontage
Opération de démontage

Démontage des tubes du moniteur à neutrons.
Photo Sylvain Cnudde

Opération sur le moniteur à neutrons
Opération sur le moniteur à neutrons

Mesures sur le circuit électronique d’un tube du moniteur à neutrons.
Photo Sylvain Cnudde


Fin d'opération aux Kerguelen
Fin d’opération aux Kerguelen

La course finale pour terminer l’opération avant appareillage du lendemain.
Dessin Sylvain Cnudde


Notes

[1Le service CERCLe (Cycle, Eruptions et Rayonnement Cosmique au Lesia) à la charge de l’exploitation des moniteurs à neutrons de Kerguelen et de Terre Adélie, avec l’appui logistique de l’Institut Polaire Français. Il est l’une des composante du service national d’observation 3SOLEIL de l’INSU ("Surveillance sol du Soleil et du rayonnement cosmique"). Le CERCLe a vocation à développer des outils de météorologie de l’espace et à améliorer la compréhension des phénomènes éruptifs au Soleil ainsi que leur influence sur l’environnement terrestre.