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En bonus : Le Voyage à Vénus (1865) d'Achille Eyraud, la première description d'un voyage interplanétaire avec une vraie fusée.

Embarquement dans la fusée d'Achille Eyraud
pour un Voyage à Vénus (1865).

Notes brutes de lecture :

Achille Eyraud, Voyage à Vénus, 1865, Michel Lévy frères, libraires éditeurs à Paris. 299 pp,. sans illustration. Non réédité à notre connaissance, mais disponible sur gallica.

Achille Eyraud

Honoré Achille Eyraud est né le 21 avril 1821 au Puy (Haute-Loire) et décédé le 15 février 1882 (à Paris ?). Avocat (comme son père) à la Cour d'appel de Paris, il devient chef de bureau au ministère de la justice, est décoré chevalier de la Légion d'honneur (décret du 18 janvier 1881) [base léonore].

À cette carrière de juriste, Achille Eyraud mène parallèlement une carrière d'humoriste, de publiciste (Le Charivari, Le Journal Amusant) et d'auteur dramatique (parfois sous le nom d'Achille Lafont) : on recense une douzaine d'opérettes et comédies dans le catalogue de la BNF. Le Voyage à Vénus apparaît comme une œuvre à part dans sa bibliographie.

On note la similitude de sa carrière avec les débuts de celle de Jules Verne : un père juriste, des études de droit, un engagement dans la littérature théatrale... On peut imaginer que les deux hommes se connaissaient. Mais la comparaison s'arrête là. Si Jules Verne s'est résolument réorienté vers le roman scientifique, le Voyage à Vénus sera le seul ouvrage de ce genre écrit par Achille Eyraud.

Le Voyage à Vénus

Le Voyage à Vénus a été publié en 1865, la même année que De la Terre à la Lune (paru du 14 septembre au 14 octobre 1865 dans le Journal des Débats, le 25 octobre en édition in-18). Il serait peut-être tombé totalement dans l'oubli s'il ne proposait une nouveauté technologique : l'utilisation d'une fusée pour effectuer un voyage interplanétaire. Était-ce réellement une première, comme l'a écrit Pierre Versins dans son Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction (1972) ? Cela reste à vérifier. En tout cas, cela a valu à ce roman d'être mentionné dans nombre d'Histoires de l'Astronautique.

Le départ d'une fusée à eau.
© Planète-Sciences.

Le principe de la fusée est soigneusement (et correctement) décrit, en se référant aux "fusées volantes" des feux d'artifice. Dans la fusée utilisée ici, de l'eau est éjectée à haute pression. C'est une technique qui a fait ses preuves : n'est-elle pas employée avec succès, de nos jours, dans des jouets d'enfant qui se voient propulsés à quelques dizaines de mètres de hauteur ? (Sur la technologie et la construction des fusées à eau, voir la documentation de Planète-Sciences.) Peut-être l'auteur avait-il présent à l'esprit les tourniquets hydrauliques, datant de l'Antiquité (l'éolipyle de Héron d'Alexandrie), maintenant utilisés pour arroser nos jardins.

Le narrateur expose ainsi le principe de son appareil :

    « Mon appareil consistait en un réservoir rectangulaire, d'une surface d'environ quatre mètres carrés et d'un hauteur d'un mètre, à la paroi supérieure duquel venait aboutir l'embouchure d'une pompe aspirante et foulante mue par des électro-aimants d'une très grande puisance. Vers chacun de ses angles, se trouvait une sorte de cône tronqué, qui pouvait se mouvoir en tout sens, et par l'orifice duquel s'échappait avec force l'eau dont j'avais rempli le réservoir au moyen de la pompe, après l'avoir fait passer par un tuyau vertical pour augmenter la pression.
    Lorsque la pompe était en jeu, il est évident que l'eau comprimant toutes les parois du cône, sauf le côté par où elle avait issue, ce cône devait être poussé en arrière, et entraîner le réservoir, avec une force égale à la pression que le liquide eût exercée sur la portion enlevée pour pratiquer l'orifice.
— Permets-moi de te faire observer, dit Léo, qu'une telle machine devait dépenser une bien grande quantité d'eau.
— L'eau n'était pas perdue, car le jet se trouvait arrêté et dévié par une petit roue à palettes qui la faisait tomber dans un bassin pour y être puisée de nouveau par le corps de pompe. »
(Voyage à Vénus, pp. 17-18.)

La description de l'engin reproduite ci-dessus tient en moins de deux pages. C'est beaucoup moins que l'étude de faisabilité s'étalant sur plusieurs dizaines de pages dans De la Terre à la Lune (qui présente certes ses erreurs et ses insuffisances, mais qui nous donne l'illusion de la réalité). L'eau est pressurisée par une pompe électrique, mais rien n'est dit sur l'origine ou la nature de l'énergie utilisée. L'importante consommation d'eau est un problème dont l'auteur est conscient. Il utilise donc une astuce qui lui permet de récupérer l'eau éjectée. Mais naïvement, il ignore qu'en récupérant ainsi l'eau éjectée, il récupère également sa quantité de mouvement, ce qui réduit à néant l'effet fusée !

La partie "aller" du voyage à Vénus n'occupe que quelques pages du roman (et la partie "retour", seulement quelques lignes). Le reste de l'ouvrage est dans la manière des romans philosophiques à la Voltaire. L'auteur y expose ses vues sur la société idéale en décrivant celle de Vénus comparée à celle de la Terre. Des idées radicales que l'on pourrait qualifier de communistes ou même libertaires. Cependant, l'auteur professe une position anti-matérialiste — cf. ses idées sur l'âme et la religion [Chap. XVIII, pp. 221-]. On notera son hostilité, plus tard, à la Commune et aux "communeux" dans son pamphlet République ou monarchie ? publié en 1872.

La société vénusienne décrite est une société non basée sur le profit, égalitaire et sans patron (les ouvriers sont à leur compte).

On note au passage toute une série de charges sur la société française :

  • sur les décorations : « À quoi bon poinçonner le mérite des gens ? L'opinion a-t-elle besoin du cachet officiel pour se prononcer ? » (p. 90).

  • sur la noblesse : « un brevet de noblesse n'était, le plus souvent, qu'un brevet d'ignorance et d'orgueil » (p. 91).

  • sur l'Académie (p. 146-148).

  • sur les militaires et autres confréries (p. 195).

  • sur le théatre et son organisation (rappelons que l'auteur est homme de théatre) (Chap. VIII & IX).

  • sur l'éducation et l'enseignement (Chap. XIV).

  • sur l'institution du mariage (Chap. X).

  • sur les institutions politiques et judiciaires (rappelons que l'auteur est aussi juriste) (Chap. XIII).

    À propos du racisme et de la xénophobie, on note « la laideur de la race nègre » (p. 131). Ainsi que « la Russie et l'Allemagne, ces deux lourdes nations » (p. 132), ce qui selon l'auteur s'expliquerait par le climat (la faible insolation de ces contrées).

    Deux chapitres surprenants, présentés comme des « fantaisies paradoxales dans ce roman humoristique » (p. 199), sont uniquement consacrés à la physique : sur le son (Chap. XV) et sur la lumière (Chap. XVI). L'auteur met dans la bouche d'un savant vénusien (mais on comprend bien que ce sont ses propres idées qu'il expose) des objections à la thérie ondulatoire du son et de la lumière, l'incrédulité sur l'existence de l'éther. Sur ce dernier point, l'évolution ultérieure de nos connaissances en physique lui donnera raison !

    Sur le plan technologique, on remarque l'anticipation de la bicyclette (p. 50), du métro souterrain (p. 125) et de l'avion (p. 259).

    Les nuages de Vénus. Image prise en ultraviolet par la sonde Pioneer Venus Orbiter en 1979.
    © NASA.

    Pour la planète Vénus elle-même, l'auteur donne une période de rotation de 23h21m (p. 256), ce qui était la valeur adoptée à l'époque (voir par exemple l'Astronomie populaire d'Arago). La valeur réelle est bien différente (jour sidéral de 243 jours terrestres avec un axe de rotation incliné de 177° sur l'écliptique). L'auteur donne une description des saisons sur Vénus qui est conforme aux paramètres qui lui sont disponibles. La forte couverture nuageuse de Vénus est attestée (p. 44 et ailleurs), ce que confirment les observations modernes. Ce qui ne semble pas gêner l'auteur pour décrire de nombreuses observations astronomiques faites du sol de la planète !

    Le Voyage à Vénus n'a pas résisté à la concurrence des romans lunaires de Jules Verne. Que lui manquait-il ? Sans doute une mise en scène plus attrayante, l'esprit et l'humour du maître des Voyages extraordinaires, qui auraient pu mieux faire passer l'exposition des idées philosophiques et sociales de l'auteur. Et aussi les illustrations qui auraient pu lui assurer un lectorat juvénil et le marché des beaux livres pour distributions des prix (en supposant que le ton polémique de la critique sociale de cet ouvrage puisse être accepté par le milieu bien-pensant de la fin du Second Empire).

    © 2012 Jacques Crovisier

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