Institut national de recherche scientifique français Univerité Pierre et Marie Curie Université Paris Diderot - Paris 7

CANARY

Le démonstrateur de MOAO

lundi 8 août 2022, par Eric Gendron

CANARY est un instrument prototype dont le rôle est de démontrer la faisabilité de la MOAO (Multi-Object Adaptive Optics) sur le ciel.

Historique

Contexte scientifique

Expliquer les processus de formation des galaxies dans les âges les plus reculés de l’univers requiert d’en connaître à la fois la morphologie et la décomposition spectrale des structures qui les composent. L’instrument capable de fournir une telle information s’appelle un spectrographe à intégrale de champ. Ces galaxies primordiales étant prodigieusement distantes, leur lumière est décalée vers le rouge par effet Doppler et cette analyse doit se faire dans l’infra-rouge (IR). De plus, seule une analyse statistique, faite sur un très grand nombre d’objets, peut permettre de tirer des conclusions pertinentes : au vu de l’extrême faiblesse des objets en jeu (magnitude 28 et plus) et du long temps de pose (8 heures) qui en découle, il est fondamental de pouvoir observer beaucoup d’objets en même temps et donc de travailler sur un très grand champ, de l’ordre de 10 arcminutes. A l’ensemble de ces contraintes, il faut ajouter que ces galaxies ont une très petite taille apparente (inférieure à 1 seconde d’angle), et nécessitent l’emploi d’une optique adaptative (OA) pour être spatialement résolues. L’addition de l’ensemble de ces exigences conduit à un spectrographe IR multi-object à intégrale de champ avec optique adaptative très grand champ. En 2000, un tel instrument est techniquement impossible à réaliser, parce qu’une optique adaptative (OA) corrigeant un champ de plus de 10 arcminutes sur un télescope géant est un monstre d’optique faisant obligatoirement intervenir des pièces optiques de tailles prohibitives, de l’ordre du mètre ou plus. Il faut rajouter à cela que ces galaxies sont observables essentiellement dans la direction du pôle galactique, là où le regard n’est pas gêné par les étoiles ou le gaz de notre propre galaxie. De fait c’est aussi là que les étoiles-guides nécessaires à l’analyse de surface d’onde sont les moins nombreuses, rendant la tâche de l’OA laborieuse, voire inefficace.

Naissance de la MOAO

C’est pour cette raison qu’en 2000 à l’Observatoire de Paris, un nouveau type d’optique adaptative voit le jour. Le projet se nomme FALCON. Il s’agit d’une technique d’optique adaptative nouvelle, qui utilise la tomographie pour déterminer le front d’onde dans des directions dépourvues de source-guide, et qui prévoit de segmenter l’immense champ de 10 arcminutes (ou plus) en autant de sous-champs qu’il y a de galaxies et d’étoile-guides, et de contrôler les miroirs déformables en boucle ouverte. Cette approche "boucle ouverte" est une révolution en optique adaptative, dont le fonctionnement de base repose sur l’utilisation d’une boucle d’asservissement fermée. FALCON est présenté en 2001 à une conférence, mais ne reçoit alors de la part de la communauté instrumentaliste européenne qu’un accueil mitigé.

Cependant, le concept s’exporte aux Etats-Unis, où il est repris. Là-bas, en 2003, il acquiert un nouveau nom : MOAO, pour "Multi-Object Adaptive Optics". C’est avant tout l’exemple américain et l’introduction de la MOAO dans le plan d’instrumentation du télescope géant américain TMT (pour Thirty Meter Telescope), qui a décidé les européens à se lancer à leur tour dans la MOAO, technique jugée périlleuse en raison de défis techniques encore non démontrés.

En 2006, l’Europe propose alors plusieurs instruments utilisant la MOAO en vue de l’instrumentation du télescope géant européen (l’E-ELT), en France et en Angleterre. En 2007, l’ESO voit d’un mauvais oeil la prolifération de consortiums concurrents car cela divise les forces, et décide de les réunir : le projet émergent s’appelle alors EAGLE. Plus tard, en 2012, EAGLE fusionnera à nouveau avec le spectrographe multi-objet EVE-OPTIMOS (sans optique adaptative), pour former MOSAIC. Mais en 2007, afin de prouver la faisabilité technologique de EAGLE, le consortium décide de lancer la construction d’un prototype destiné à démontrer la viabilité de la technique sur le ciel : c’est le projet CANARY.

Le projet CANARY

Le projet CANARY est né de la fusion de 2 programmes au moment du lancement du projet EAGLE de l’E-ELT. D’une part d’un programme de création d’une plateforme de R&D en optique adaptative sur le télescope William Herschel de 4.2m (WHT, installé aux Canaries sur l’île de La Palma) proposée par l’Université de Durham en Grande Bretagne, et d’autre part d’un programme français d’étude d’un démonstrateur pour la MOAO (Multi-Object Adaptive Optics) dans le cadre d’un appel d’offre de l’ANR en 2006.

Les partenaires du projet CANARY sont l’Observatoire de Paris (LESIA et GEPI), l’Université de Durham, l’ATC, l’ING, le LAM, l’ONERA, le L2TI/Instit. Opt. Grad. School.

Le but de CANARY est donc de démontrer la faisabilité de la MOAO sur le ciel sur le WHT. CANARY est un "EAGLE simplifié". CANARY utilise des étoiles sur les bords du champ pour déduire par une analyse tomographique le front d’onde dans une 4ième direction : au centre du champ.

Le projet CANARY est découpé dans le temps en 3 phases :

  • Phase A (2007-2010) sous la responsabilité du LESIA : MOAO sur 3 étoiles naturelles (NGS). 3 analyseurs mesurent le front d’onde incident sur 3 étoiles naturelles (de magnitude <12) hors axe en boucle ouverte, transmettent l’information au calculateur temps-réel, qui calcule alors la correction à apporter au centre du champ (à une fréquence max. de 250Hz). Au centre du champ est placé le train optique de vérification, comprenant un miroir déformable, un miroir tip-tilt et un analyseur de front d’onde, tous reliés au calculateur temps-réel, et une caméra d’imagerie IR. On peut ainsi démontrer la MOAO en direct.
  • Phase B (2011-13) sous la responsabilité de l’Université de Durham : MOAO avec 3 étoiles naturelles et 4 étoiles laser (LGS). Un ensemble de lancement de 4 étoiles laser hors axe (type Raleigh) sera installé sur le WHT, et un analyseur de surface d’onde additionnel permet de mesurer les fronts d’onde de ces étoiles laser. Les 7 mesures de front d’onde (3 naturelles + 4 lasers) sont envoyées au calculateur temps-réel, qui en déduit la correction à apporter au centre du champ.
  • Phase C : (2014-15) sous la responsabilité de l’Universit de Durham. Dans un premier temps (phase C1), les analyseurs des étoiles lasers et naturelles sont placés en boucle fermée avec le miroir déformable actuel des phases A et B, dans un mode dit LTAO. Dans un deuxième temps (C2), un 2ième miroir déformable avec 32x32 actionneurs est placé en boucle ouverte dans un train optique central additionnel, après le miroir déformable actuel en boucle fermé. Dans cette dernière configuration, CANARY est très proche de l’optique adaptative d’EAGLE.

Détails techniques

Phase A

Dans le plan focal du télescope, trois analyseurs de front d’onde viennent se placer sur les étoiles-guides hors-axe qui servent à l’analyse tomographique. Le champ total mesure 40mm de diamètre, et les analyseurs doivent se déplacer dans cette zone. L’ensemble motorisé, le robot, qui manipule et déplace les analyseurs a été construit au GEPI à l’Observatoire de Paris. Les 3 caméras (4 kg chacune) sont des caméras Andor EMCCD, lues à 250 Hz, d’un bruit de lecture de l’ordre de 0.5 électron/pixel.

Le faisceau venant de l’étoile centrale, au centre du champ, doit être corrigé par le miroir déformable. On voit sur la figure ci-contre le chemin optique, qui est un relai classique comprenant 2 paraboles hors-axe, avec le miroir déformable dans le plan pupille. Le trajet compte aussi un miroir de correction de tilt, qui est une copie du miroir tip-tilt de SPHERE. Le miroir déformable est un miroir à 8x8 actuateurs, de type piezostack (il s’agit du miroir qui équipait anciennement le système d’optique adaptative du télescope de 3.60m de l’ESO appelé ADONIS). Ce trajet comporte également une caméra d’acquisition qui permet de visualiser l’intégralité du champ, fondamental pour les calibrations et au moment du pointage du télescope.

A la fin du trajet optique, le faisceau est divisé en deux parties : en vert sur la figure ci-contre, le faisceau est envoyé vers un analyseur de surface d’onde qui est là en tant qu’"espion", à des fins de diagnostic. Il permet d’analyser toutes les erreurs qui ont été faites par l’analyse tomographique et la commande en boucle ouverte du miroir déformable. Cet analyseur, qui voit donc l’action du miroir déformable, permet également de fermer la boucle d’asservissement en mode "classique", sur l’axe, à des fins de comparaison avec le mode MOAO pur.

Phase B, C

Dans la phase B, 4 analyseurs de front d’onde sur étoile laser vont être rajoutés aux 3 analyseurs existants. Le laser est de type Rayleigh, et l’altitude de l’étoile laser sera de 15 km environ. Le but sera le même que pendant la phase A : démontrer sur le ciel la faisabilité du contrôle en boucle ouverte et de la reconstruction tomographique, cette fois-ci en combinant lasers et étoiles naturelles.

Enfin, en phase C, le module comprenant les 7 analyseurs (laser et naturel) passera en aval du miroir déformable et fonctionnera en boucle fermée (donc de manière plus classique). Mais le système s’enrichira d’un deuxième étage de correction avec un miroir hauts-ordres (32x32 actuateurs), en aval de ce système boucle fermée. Ce deuxième miroir sera piloté en boucle ouverte à partir des mesures des analyseurs boucle fermée. Cet ensemble, complexe, simulera alors totalement le fonctionnement de la MOAO sur le futur E-ELT.

Résultats de la phase A

Images comparées des performances de l’optique adaptative. Cas non corrigé, corrigé par GLAO, SCAO (=OA classique) et MOAO. On note que la performance de la MOAO flirte avec l’optique adaptative classique.

CANARY a décroché une première mondiale (communiqué de presse et publication du STFC) en obtenant sur le ciel en Septembre et Novembre 2010 des résultats qui démontrent la faisabilité de la MOAO, sur un ensemble de 4 étoiles de 11ième magnitude. L’image ci-contre illustre ce résultat brillant. Les chiffres en % indiqués en rouge définissent le rapport de Strehl des images. C’est un indicateur de la qualité de l’image, qui vaut 100% quand l’image ne comporte aucun défaut et est limitée par la diffraction.

Résultats de la phase B

Laser pulsé, tiré depuis l’arrière du miroir secondaire du télescope William Herschel. Le laser est utilisé pour former une étoile-guide artificielle à 13.5 km d’altitude pour l’optique adaptative CANARY.

En 2012 ont eu lieu quatre runs d’exploitation de CANARY, totalisant 12 nuits, et permettant de collecter une moisson d’informations. Pourtant, seule une étoile-guide laser a été formée, la configuration à 4 étoiles-guides laser sera mise en place en 2013. Mais déjà cette configuration simple a permis de valider le tir laser, ainsi que le succès de la correction en boucle ouverte à partir d’une commande tomographique combinée étoile laser + étoiles naturelles. Les images obtenues ont été prises dans plusieurs bandes grâce à la mise en place d’une nouvelle caméra infra-rouge développée au lesia. Enfin, une collaboration avec le L2TI et l’ONERA a permis de mettre en place et de tester, pour la première fois sur le ciel, une commande de type LQG.

Vue du télescope William Herschel depuis plateforme supérieure de la coupole. Le miroir primaire est caché par les pétales de protection. On voit au premier plan au centre le projecteur laser, installé derrière le miroir secondaire du télescope par l’Université de Durham.

Vidéo de l’image de l’analyseur de surface d’onde laser, sur un spot laser extrêmement allongé, car étendu sur 3000 mètres (de 12 à 15 km d’altitude). Chaque sous-pupille de l’analyseur se comporte comme un petit télescope qui observe le segment-laser de 3km depuis un point différent de la pupille. C’est l’effet de perspective qui crée cette géométrie radiale, et cet allongement croissant lorsqu’on s’éloigne du centre de la pupille, point de lancement du laser.