Le Tour du monde en quatre-vingts jours (1873), plaisanterie cosmographique.
Ce roman, peut-être le plus célèbre de Jules Verne, est basé sur une plaisanterie cosmographique : le gain d'un jour pour un voyageur faisant le tour du monde par l'est. C'est un phénomène familier aux voyageurs aériens de notre époque, rompus aux « jet lags » en tout sens. Mais il était passé inaperçu de Philéas Fogg dont le voyage s'étalait sur 80 jours.
Dans un entretien avec Tracey Greaves, Jules Verne a déclaré que c'est bien ce phénomène qui a motivé l'écriture de ce roman : « Avec un tel dénouement sous la main, je me suis déterminé à écrire le roman. N'était-ce pour ce dénouement, je ne pense pas que je l'aurais écrit. » (The World, 8 décembre 1889.)
Cette idée s'inspire directement de la nouvelle d'Edgar A. Poe (que Jules Verne orthographiait « Edgard Poë ») La Semaine des trois dimanches (publiée pour la première fois le 27 novembre 1841 dans le Saturday Evening Post sous le titre A Succession of Sundays ; traduite et publiée en français en 1856 par Léon de Wailly dans L'Ami de la Maison (1(14), 217–219), puis en 1862 par William L. Hugues dans les Contes inédits d'Edgar Poe chez Hetzel). Cette nouvelle fut remarquée par Jules Verne dans son essai Edgard Poë et ses œuvres (1864, Le Musée des Familles, 31(7), 193–208). Il la résume ainsi :
On remarque incidemment que Jules Verne a repris à l'envers les termes d'Edgar Poe : le voyageur parti vers l'ouest ne voit pas le Soleil avant, mais après celui resté en place... En fait, il s'est basé sur la traduction erronée de William L. Hugues. Autre erreur, la circonférence de la Terre ne fait pas 25 000 milles — ni 24 000 milles commme l'a écrit Edgar Poe — mais 21 600 milles marins exactement, le nombre de minutes d'arc dans un cercle.
La notoriété acquise par Jules Verne à la suite de la publication du Tour du monde en quatre-vingts jours lui a valu d'être invité à faire une conférence le 4 avril 1873 à la Société de géographie de Paris sur Les Méridiens et le Calendrier, publiée par la suite (1873, Bull. Soc. Géog. 6, 423–428). Pour préparer son intervention, Jules Verne a fait appel au mathématicien Joseph Bertrand, d'une lettre duquel il reprend de larges extraits. Le texte de cette conférence est sans doute sa seule œuvre scientifique (non littéraire). On y lit :
La question se pose donc ainsi, et il me suffira de la résumer en peu de mots.
Toutes les fois que l'on fait le tour du globe en allant vers l'est, on gagne un jour. — Toutes les fois que l'on fait le tour du monde en allant vers l'ouest, on perd un jour, — c'est-à-dire ces 24 heures que le soleil, dans son mouvement apparent, met à faire le tour de la terre, — et cela quel que soit le temps employé à accomplir le voyage. »
Dans son Traité d'astronomie (A Treatise on Astronomy, 1833, qui deviendra Outlines of Astronomy en 1849), l'astronome John F. W. Herschel (1792–1871) avait évoqué ce problème. Il a écrit :
Peut-être était-ce la source d'Edgar Poe.
Le même sujet sera traité plus tard, mais sans référence à Jules Verne, par A. Lepaute dans un article de L'Astronomie, la revue de Camille Flammarion (Où commence lundi ? — Où finit dimanche ?, 1883, L'Astronomie, 2, 97–102). L'auteur y relate que le phénomène a été constaté pour la première fois par les compagnons de Magellan :
Mais Lepaute n'indique pas sa source, et la date donnée pour le retour semble fantaisiste. Le voyage de Magellan a été raconté par l'un des survivants de l'expédition, Antonio Pigafetta :
Sans doute premier Philéas Fogg de l'histoire, Antonio Pigafetta, qui allait vers l'ouest, a donc perdu un jour, alors que le héros de Jules Verne en a gagné un en allant vers l'est. Et il ne faut qu'y réfléchir pour en être convaincu !
Il est surprenant que Jules Verne ne fasse pas référence au voyage de Magellan et à son récit par Pigafetta dans sa conférence à la Sociéte géographique. Peut-être n'en avait-il pas connaissance alors. Cependant, il en parlera (en citant le paragraphe reproduit ci-dessus) dans la partie consacrée à Magellan dans son ouvrage Découverte de la Terre / Les premiers explorateurs (1878, Hetzel).
(Voir notre Chronologie du jour
fantôme.)
En 1936, Jean Cocteau (1889–1963) entreprend avec son ami Marcel
Khill (alias Passepartout) un tour du monde en 80 jours qu'il relate
dans les colonnes de Paris-Soir, puis dans son livre Mon premier
Voyage (1936, Gallimard). Même plus de 60 ans après le
Tour du monde de Jules Verne, il n'était pas si facile de
rester dans les temps (les voyageurs s'étant interdit toute
étape en avion). Voici ce que Cocteau raconte sur le jour
fantôme :
On pourrait conclure en portant le problème dans le cadre relativiste avec le paradoxe des jumeaux de Langevin (L'Évolution de l'espace et du temps, 1911, Scientia, 10, 31–54) et le boulet de Jules Verne. Nous ne détaillerons pas. C'est l'ouverture d'une porte nouvelle pour les thèmes de la science fiction !
© 2004–2018 Jacques Crovisier
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