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Le Pays des Fourrures (1873) et l'éclipse solaire de 1860.


Le Pays des Fourrures, publié en 1873 peu après les Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l'Afrique Australe, a été une nouvelle occasion pour Jules Verne de nous décrire les avatars d'une expédition astronomique en milieu hostile. L'astronome Thomas Black, de l'observatoire de Greenwich, rate l'observation de sa vie, l'éclipse totale de Soleil du 18 juillet 1860 qu'il a voulu observer dans le Grand Nord canadien. D'abord furieux, il plonge progressivement dans un mutisme dépressif et son comportement devient presque aussi caractériel que celui de son collègue Palmyrin Rosette dans Hector Servadac.

Mais l'astronomie et Thomas Black ne sont nullement au centre du roman, et n'en constituent qu'une péripétie. Le but principal de l'action est l'exploration des voies du Nord canadien et l'établissement d'un comptoir (une « factorerie ») pour l'exploitation du juteux commerce des fourrures. Les héros principaux sont le lieutenant Jasper Hobson, qui dirige l'expédition, et la journaliste-exploratrice Paulina Barnett qui deviendra rapidement l'égérie du groupe (comparé aux autres, ce roman de Jules Verne, par la présence de ce personnage, est presque un roman féministe).

Thomas Black se joint donc à l'expédition, pour pouvoir observer « son » éclipse d'une latitude supérieure à 70°. Un lieu propice à la fois à l'observation et à la fondation du comptoir est trouvé, le cap Bathurst, à 70° 44' 37'' de latitude, comme l'ont mesuré avec précision l'astronome et le lieutenant. Mais au moment prévu, l'astronome s'aperçoit avec stupeur que l'éclipse n'est pas totale, en contradiction avec les éphémérides qui, bien sûr, ne sauraient être fausses. Après vérification, il s'avère que la latitude est de 73°, plaçant le site en dehors de la zone présumée de totalité. Le lieu choisi pour le comptoir-observatoire n'était en fait qu'une plaque de glace, qui s'est détachée du continent et s'est mise à dériver dans l'Océan Glacial Arctique. La suite du roman sera l'odyssée du petit groupe à la dérive sur les eaux polaires.

L'astronome Thomas Black et les personnages du Pays des Fourrures observant l'éclipse du 18 juillet 1860. Dessin de Jules Férat ou Alfred Quesnay de Beaurepaire.


L'observation de cette éclipse avait pour but de résoudre les mystères de l'origine de la couronne solaire, comme il est expliqué dans une digression didactique où est cité Arago :

« Le désaccord que l'on trouve entre les observations faites en divers lieux par des astronomes exercés, dans une seule et même éclipse, a répandu sur la question de telles obscurités, qu'il n'est maintenant possible d'arriver à aucune conclusion certaine sur la cause du phénomène. » (Tome I, Chap. III.)
Dans son Astronomie populaire, Arago note en effet qu'il est impossible alors de trancher entre une origine solaire et une origine lunaire de la couronne. On pouvait en effet supposer que la couronne était due à la diffusion de la lumière solaire par une éventuelle atmosphère lunaire.

D'ailleurs, dans De la Terre à la Lune (1865), Michel Ardan, voulant convaincre son auditoire de la réalité d'une atmosphère lunaire, relate :

« Un habile astronome français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860, constatat que les cornes du croissant solaire était arrondies et tronquées. Or, ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'y a pas d'autre explication possible. » (Chap. XX.)

Mais pourquoi vouloir observer l'éclipse à une si haute latitude, alors qu'elle était visible dans sa totalité en des lieux plus hospitaliers ? Thomas Black s'en explique  :

« Rarement les éclipses ont été observées dans les régions rapprochées du pôle, où le soleil, peu élevé au-dessus de l'horizon, présente, en apparence, un disque considérable. Il en est de même pour la lune, qui vient l'occulter, et il est possible que, dans ces conditions, l'étude de la couronne lumineuse et des protubérances puisse être plus complète ! » (Tome I, Chap. XXIII.)
Cette explication nous semble bien oiseuse, car 1) l'apparence d'un disque lunaire ou solaire plus gros à faible hauteur sur l'horizon n'est qu'une illusion d'optique et 2) il est également possible d'observer des éclipses totales à faible hauteur sur l'horizon à des latitudes plus modérées. Il n'en reste pas moins vrai que Thomas Black participait à une authentique campagne d'observation internationale, comme il s'en organise pour observer les éclipses, les occultations, les passages de Vénus ou Mercure devant le Soleil... et où il est important de multiplier les sites d'observation pour étudier l'évolution temporelle des phénomènes, les effets de parallaxe, et aussi pour conjurer les aléas météorologiques. Thomas Black vivait à une époque où le métier d'astronome était encore un métier dangereux.

Carte de visibilité de l'éclipse de 1860 publiée par W. Chauvenet dans son Manual of Spherical and Practical Astronomy (1864). Remarquer au centre la trace étroite de la zone de totalité.

D'après la carte de visibilité de l'éclipse de 1860, la zone de totalité est une étroite bande traversant successivement le nord-est des États-Unis, le Canada, l'Espagne, l'Algérie, la Libye, le Soudan. Mais elle n'atteint pas, loin s'en faut, le lieu présumé du cap Bathurst. Jules Verne a donc été mal renseigné (mais quelle a été sa source ?) et les éphémérides dont il a doté son personnage étaient réellement fausses. La carte montre encore qu'en ce lieu, comme dans le roman, l'éclipse partielle s'est passée le matin. La région la plus au nord atteinte par la totalité fut le Labrador à 60° de latitude.

En fait, une expédition a réellement été montée pour observer cette éclipse sur la côte nord-est du Labrador. Jules Verne l'a-t-il su ? L'expédition fut dirigée par l'astronome américain Stephen Alexander (1806—1883), professeur au Princeton Theological Seminary, accompagné d'E.D. Ashe, directeur de l'Observatoire britannique de Québec. Elle fut organisée par A.D. Bache (1806–1867, descendant de Benjamin Franklin), superintendant de l'U.S. Coast Survey qui a fourni le support logistique du voyage (cet organisme, chargé de la cartographie des côtes américaines, était intéressé par les éclipses de Soleil qui permettaient une détermination précise des longitudes). On peut en lire le récit fait par A.E. Theberge (The Coast Survey, 1807—1867, National Oceanic and Atmospheric Administration). L'observation eut lieu à l'île d'Autezavik (aujourd'hui Île Nord d'Aulatsivik), qui fut rejointe de New York par voie maritime après quelques péripéties à la Jules Verne (perte d'un marin, navigation dans le brouillard au milieu des icebergs, échouage sur un récif).

Le Bibb, steamer du Coast Survey qui a participé à l'expédition de l'éclipse de 1860 au Labrador. (Document NOAA Photo Library.)

L'éclipse de 1860 fut très étudiée (notamment de l'Espagne, où elle fut observée, entre autres, par Le Verrier et photographiée par Foucault, et d'Algérie où une expédition a été montée par l'École polytechnique avec Aimé Laussédat et Hervé Faye). Elle a permis d'éliminer l'hypothèse de l'origine lunaire de la couronne et d'observer de remarquables éjections de matière coronale. Une analyse moderne des dessins obtenus à cette occasion a été faite par J.A. Eddy (1974, Astron. Astrophys., 34, 235).





Dessins de l'éclipse de 1860 montrant les éjections de matière coronale (en bas à droite du disque solaire), par W. Tempel (en haut à gauche), von Feilitzsch (en haut au centre), F.A. Oom (en haut à droite), E.W. Murray (en bas à gauche), F. Galton (en bas au centre), et C. von Wallenberg (en bas à droite). D'après C.A. Ranyard (1879, Mem. Roy. Astron. Soc., 41, 520, chap. 44). Voir également Les grands moments de la physique solaire (High Altitude Observatory, Boulder, États-Unis) d'où ce montage est extrait.
Cliquer sur chaque image pour l'agrandir.

Dans les deux cartes géographiques illustrant le roman, les longitudes portées sont celles du méridien de Paris, alors que dans le texte, celles annoncées sont relatives au méridien de Greenwich, comme il convient pour des explorateurs anglais. L'adoption internationale du méridien de Greenwich ne se fera qu'à la conférence de Washington en 1884. S'il est bien expliqué que les explorateurs disposaient de sextants pour la détermination des latitudes, peu de détails sont donnés pour l'établissement des longitudes. Un chronomètre était nécessaire pour la conservation du temps, pouvant résister aux différences extrêmes de température sans dériver, mais il n'en est jamais question dans le récit.

Autre question d'unités : Jules Verne rapporte scrupuleusement les températures à la fois en degrés Fahrenheit et en degrés centigrades, mais en de nombreuses occasions, la conversion est erronée.

Le roman se termine par une curieuse conclusion. Nous sommes alors en 1861 (l'été suivant l'éclipse de 1860). « J'ai manqué l'éclipse de 1860, mais je ne manquerai pas celle qui se produira dans les mêmes conditions et aux mêmes lieux, en 1896. Donc dans vingt-six ans· » dit Thomas Black. La même erreur existe au tome I, chap. XXIII : « vingt-six ans que j'aurais à attendre... » (pour l'éclipse du 9 août 1896).

Il n'existe pas de réédition récente du « Pays des Fourrures », mais des versions électroniques sont disponibles sur Gallica et ici.

© 2004—2009 Jacques Crovisier

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