Actes du Colloque international

Jules Verne, les Machines et la Science

12 octobre 2005, École centrale, Nantes

Coordonné par P. Mustière et M. Fabre

Coiffard libraire éditeur – p. 66-73

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'Astronomie de Jules Verne

 

 

Jacques Crovisier

Observatoire de Paris

 

 

L'astronomie est omniprésente dans les Voyages extraordinaires. Elle constitue même le thème principal de certains d'entre eux. Cependant, Jules Verne n'avait aucun bagage scientifique. Il tenait son information de la lecture de revues et d'ouvrages de vulgarisation scientifique. Il a également parfois bénéficié du concours de plusieurs conseillers[1]. À partir de ses romans, nous voulons comprendre quelle idée un « honnête homme » tel que Jules Verne pouvait se faire de l'astronomie à partir des écrits du XIXe siècle, de faire la part du vrai et du faux, du connu et de l'inconnu dans le contexte de son époque.

 

Certains romans de Jules Verne contiennent des exposés didactiques sur des sujets d'astronomie occupant de longs passages, parfois des chapitres entiers, dignes des plus belles pages des grands ouvrages de vulgarisation : sur la Lune (De la Terre à la Lune et Autour de la Lune) ; sur la géodésie (Les Aventures de trois Russes et de trois Anglais en Afrique Australe), sur les éclipses (Le Pays des fourrures) ; sur les comètes et les planètes (Hector Servadac)... Partout, un foisonnement de détails nous montre qu'il était bien au fait de l'actualité astronomique. Mais Jules Verne s'est parfois fait l'écho de théories hâtives maintenant tombées dans l'oubli, comme les bolides satellites de la Terre de l'astronome toulousain Frédéric Petit (Autour de la Lune et La Chasse au météore). Il a naïvement extrapolé les performances des instruments de son époque pour en faire des machines aux possibilités extraordinaires. Il a aussi commis des erreurs flagrantes, par exemple sur la visibilité de l'éclipse de 1860 (Le Pays des fourrures) ou sur l'orbite impossible de la comète Gallia (Hector Servadac). Les astronomes qu’il met en scène sont le plus souvent des personnages caricaturaux et peu engageants.

 

Ce court article se bornera à donner quelques exemples[2].

 

Les bolides de Jules Verne.

 

Dans Autour de la Lune (1869), les voyageurs croisent un bolide. Ils l’identifient à un second satellite de la Terre, fruit d’une hypothèse de l’astronome Petit. Il aurait une période de révolution de 3h 20m et orbiterait à 8140 km de la surface terrestre (ce qui serait en contradiction avec la troisième loi de Kepler[3] !) :

 

C’est en tenant compte de certaines perturbations qu’un astronome français, M. Petit, a su déterminer l’existence de ce second satellite et en déterminer les éléments. D’après ses observations, ce bolide accomplirait sa révolution autour de la Terre en trois heures vingt minutes exactement, ce qui impliquerait une vitesse prodigieuse[4].

 

Frédéric Petit (1810–1865), ancien élève d’Arago, fonda l’Observatoire de Toulouse à Jolimont et en fut le directeur de 1838 à 1865 :

 

Plusieurs astronomes ont pensé que les bolides pouvaient être considérés comme des satellites de notre planète, qu’ils se mouvaient autour de la Terre avec une énorme vitesse et pouvaient être aperçus à plusieurs reprises. Dans ces dernières années, M. Petit, directeur de l’Observatoire de Toulouse, a cherché avec persévérance à obtenir les orbites parcourues dans cette hypothèse par les principaux bolides sur lesquels il avait pu réunir des détails d’une certaine précision[5].

 

Petit est l’auteur de nombreuses notes sur les bolides dans les Comptes-rendus Hebdomadaires de l’Académie des Sciences. Il s’est évertué à reconstituer l’orbite de ces corps en compilant les témoignages de leurs observations. Il a émis l’hypothèse que plusieurs de ces bolides, dont il a pu (ou cru) déterminer l’orbite, pouvaient être des satellites terrestres. En particulier, il trouva[6] pour le bolide du 23 juillet 1846 une période de 3h 24m. Mais Le Verrier ne croyait pas du tout aux hypothèses de Petit, en raison de l’imprécision des orbites. Dans une communication[7] à l’Académie des sciences, il lui a sérieusement remonté les bretelles. Les satellites de Petit sont maintenant tombés dans l’oubli.

 

On sait maintenant que les bolides sont de grosses étoiles filantes, des cailloux portés à l’incandescence lors de leur entrée à grande vitesse dans l’atmosphère terrestre. Leur étude a considérablement progressé avec l’utilisation de caméras automatiques et de radars. La détermination d’orbites fiables est maintenant possible. À plusieurs occasions, ces déterminations d’orbites ont permis de circonscrire la région d’impact et de retrouver la météorite résultant du bolide. Jamais il n’a été trouvé de bolide satellite de la Terre, ni de bolide de provenance extérieure au Système solaire (comme l’avait aussi avancé F. Petit).

 

Cependant, Jules Verne ne lisait pas les Comptes-rendus. Où a-t-il puisé son information ? Peut-être dans La Lune d’Amédée Guillemin. On peut y lire dans le chapitre « La Lune est-elle le seul satellite de la Terre ? » :

 

Un astronome français, M. Petit, de l’Observatoire de Toulouse, a calculé l’orbite d’un bolide sur lequel il avait pu recueillir un nombre suffisant de données. Ce singulier satellite de la Terre, ce compagnon de la Lune, ferait autour de nous sa révolution en un temps qui ne dépasserait pas 3 heures 20 minutes, et sa distance au centre de notre globe serait en moyenne de 14500 kilomètres. Il résulte de là que cette distance comptée à partir de la surface terrestre ne dépasserait pas 8140 kilomètres[8].

 

Ce sont exactement les valeurs citées par Jules Verne. Mais Guillemin les donne comme des valeurs supérieures, ce qui ne les met pas en contradiction notoire avec la troisième loi de Kepler, alors que Jules Verne les reprend comme des valeurs exactes !

 

Un autre bolide apparaît plus tard dans l’œuvre de Jules Verne. C’est bien sûr celui de La Chasse au météore. Mais il est également fâché avec les lois de Kepler. On sait que La Chasse au météore a été publiée en 1908 après de profondes modifications par Michel Verne. Mais le manuscrit original de Jules Verne a été retrouvé et récemment édité (1986). Les chiffres concernant l’orbite du bolide y changent d’une page à la suivante (Chap. VIII) : Une altitude comprise entre 26 et 30 km du sol, puis 200 km ; une vitesse de 400 km/h, puis 1680 km/h (vitesses d’ailleurs invraisemblablement faibles) ; une période orbitale de précisément 24h (de fait en accord avec cette dernière vitesse). Il semble que Jules Verne se soit fixé une période de 24h pour la commodité du récit et une faible altitude de survol pour que le météore soir bien visible, sans se soucier des lois de Kepler. Le manuscrit est manifestement une ébauche et Jules Verne se réservait probablement la possibilité de se faire aider par des spécialistes pour établir des valeurs vraisemblables pour les paramètres de l’orbite du bolide. Dans la version remaniée de 1908, Michel Verne a corrigé ces chiffres (avec l’aide de qui ?) et les valeurs qu’il publie apparaissent moins fantaisistes, mais sont néanmoins fausses. Son bolide va avec une vitesse de 6967 m/s à 400 km de la surface terrestre, et effectue une révolution en 1h 41m 41,96s. En supposant une orbite circulaire et non elliptique, ce qui semble aller de soi pour Jules et Michel Verne, le rayon de l’orbite correspondant aux valeurs précises de la vitesse et de la période est de 6766 km et s’accorde bien avec l’altitude de 400 km. Mais pour ce rayon, la troisième loi de Kepler impose une période de 1h 32m seulement.

 


Jules Verne, l'exploration du Système solaire et l’actualité spatiale.

 

Les romans lunaires de Jules Verne anticipaient l’exploration de la Lune par le programme Apollo en 1967–1972. Hector Servadac[9] (1877), peut-être le roman le plus fantaisiste de Jules Verne, préfigure d’autres projets ambitieux de l’exploration spatiale. Une comète, Gallia, rase la Terre et emporte une fraction de notre planète et quelques-uns de ses habitants. Au cours de leur périple, les voyageurs frôlent Vénus, capturent un astéroïde, s’approchent de Jupiter et de Saturne. La comète les ramène sur la Terre exactement deux ans plus tard (encore en infraction avec la troisième loi de Kepler). On trouve déjà dans ce roman toute l’exploration du Système solaire, tout comme le feront en 1977–1990 les sondes Voyager de la NASA, qui survoleront les mondes de Jupiter et de Saturne, Uranus et Neptune. On y trouve aussi l’exploration in situ d’une comète, tout comme le fera la sonde Rosetta[10], lancée en 2004 par l’Agence spatiale européenne, qui doit se mettre en orbite en 2014 autour de la comète Churyumov-Gerasimenko et y déposer un atterrisseur. L’un des héros d’Hector Servadac, l’astronome Palmyrin Rosette, porte le nom même de la sonde cométaire, pure coïncidence dont on peut s’émerveiller.

 

La NASA célèbre à sa manière – et sans doute à son insu – le centenaire de la mort de Jules Verne. Le 12 janvier 2005, elle a lancé une sonde spatiale, Deep Impact[11], vers la comète 9P/Tempel 1. Un impacteur de 364 kilogrammes devait se détacher de la sonde et percuter le 4 juillet 2005 le noyau de la comète avec une vitesse de 10 kilomètres par seconde. Il était prévu d’observer le déroulement et les conséquences de l’impact à partir de la Terre et de la sonde elle-même. On s’attendait à la formation d’un cratère qui pourrait atteindre 300 mètres de diamètre et 30 mètres de profondeur. La NASA se révèle être ainsi une digne héritière du Gun-Club de Baltimore. Là on n’utilise pas de canon, mais le boulet est bien réel et surtout, l’esprit du Gun-Club est bien présent : créer un événement extraordinaire et voir ensuite ce qui se passe alors que l’on n’en mesure pas vraiment toutes les conséquences ! D’ailleurs, les promoteurs scientifiques de ce projet appartiennent à l’Université du Maryland, tout près de Baltimore, le siège présumé du Gun-Club !

 

Vernienne également est l’erreur commise par la NASA, qui conduisit à la perte de la mission Mars Climate Orbiter en 1999. Une simple confusion entre unités métriques et unités anglo-saxonnes fit que la sonde rata son insertion en orbite autour de Mars[12] ! Une bévue aussi humiliante que l’oubli des trois zéros par le pauvre Maston dans ses calculs du basculement de l’axe de la Terre (Sans dessus dessous, 1889).

 

Les comètes et l’« impactisme ».

 

Tous deux auteurs à succès dans des domaines voisins, Jules Verne (1828–1905) et Camille Flammarion (1842–1925) devaient se jalouser tout en se respectant mutuellement. Flammarion a reproché à Verne son manque de rigueur et ses erreurs. Mais Flammarion, qui se voulait astronome, croyait aux martiens et aux esprits, alors que le romancier Verne, lui, est fermement resté dans le domaine du rationnel...

 

Les œuvres de Flammarion et de Verne s’entrecroisent. Le premier a écrit Histoire d’une comète[13] (1865) à 23 ans. Ce récit est fait du point de vue de la grande comète de 1811 qui revient près du Soleil tous les 3065 ans. Il est prétexte à décrire la nature des comètes, bien sûr, mais aussi tout le Système solaire et les planètes que la comète va approcher. Et surtout à raconter l’évolution géologique de la Terre et l’histoire des civilisations humaines. Dans Hector Servadac, Jules Verne reprendra le même thème, sur un temps bien plus resserré (la comète parcourant son orbite en seulement deux ans) et avec une comète habitée. Plus tard, Flammarion écrira encore un roman sur les comètes, La Fin du monde[14] (1894). Cette fiction, qui décrit la collision d’une comète avec la Terre et la catastrophe qui en découle, commence avec l’impétuosité d’un roman vernien. Il est encore prétexte à une description scientifique des comètes, mais se poursuit par de longues digressions philosophiques sur la mort thermique du Système solaire et la fin du monde.

 

Par leurs apparitions soudaines, spectaculaires et inexpliquées, les comètes ont longtemps effrayé les hommes, qui ont vu en elles de sinistres présages. Avec le triomphe de la mécanique céleste à partir du XVIIe siècle, le retour des comètes et leur évolution sont devenus prédictibles. Puis la puissance des télescopes et les méthodes d’analyse de l’astrophysique au XIXe et XXe siècles nous ont dévoilé l’essentiel de leur nature. Mais la peur n’a pas disparu, car nous avons réalisé qu’elles peuvent nous tomber dessus. La collision d’une comète ou d’un astéroïde avec la Terre est un danger insignifiant à l’échelle d’une vie humaine, mais il est bien réel à celle de l’humanité. L’appréciation de ce danger est à l’origine de bien des études et des campagnes de recensement des petits corps susceptibles d’être des dangers potentiels.

 

L’ « impactisme », qui s’intéresse aux chutes de comètes et d’astéroïdes sur la Terre, est depuis longtemps le sujet porteur de bien des romans, philosophiques ou loufoques, avant que la science-fiction ne s’en empare. C’est toujours de nos jours un thème à succès pour des films catastrophe à gros budgets. Jules Verne n’a pas échappé à cette mode. Hector Servadac et La Chasse au météore en témoignent.

 

Le thème de la collision d'une comète avec la Terre a déjà été évoqué dans Voyages et aventures du capitaine Hatteras (1866) pour expliquer un changement de l'axe de rotation de la Terre et des effets climatiques[15], en référence à Edmond Halley qui aurait été le premier à en faire état :

 

Il vint à l’esprit d’Halley qu’une comète, ayant jadis choqué obliquement la terre, changea la position de son axe de rotation, c’est-à-dire de ses pôles ; d’après lui, le pôle Nord, situé autrefois à la baie d’Hudson, se trouva reporté plus à l’est, et les contrées de l’ancien pôle, si longtemps gelées, conservèrent un froid plus considérable, que de longs siècles de soleil n’ont pu encore réchauffer[16].

 

Cette hypothèse était autrefois invoquée pour expliquer la présence de fossiles appartenant à la faune tropicale dans des régions septentrionales. On lit également dans ce roman cette déclaration prémonitoire :

 

La comète est le Deus ex machina ; toutes les fois qu’on est embarrassé en cosmographie, on appelle une comète à son secours. C’est l’astre le plus complaisant que je connaisse, et, au moindre signe d’un savant, il se dérange pour tout arranger[17] !

 

Visionnaire, Jules Verne n’imaginait pas que la même hypothèse ressurgirait plus tard pour expliquer aussi bien : l’origine des océans terrestres ; l’ensemencement de la Terre en molécules organiques complexes favorisant l’apparition de la vie ; la disparition des dinosaures (et bien d’autres phénomènes encore : la grippe asiatique, le sida, la maladie de la vache folle[18]…). Sans oublier que les comètes sont toujours introduites de nos jours le plus sérieusement du monde par des astrophysiciens pour interpréter certains phénomènes : raies spectrales mal comprises, variabilités inexpliquées, masers interstellaires mystérieux…

 

Jules Verne a-t-il innové ? A-t-il eu une influence sur l’évolution scientifique et technique ?

 

En astronomie comme partout ailleurs dans son œuvre, Jules Verne n'a pas vraiment innové. Il ne faisait que reprendre, au hasard de ses lectures, des découvertes déjà faites qu'il magnifiait et promouvait. Il s'est contenté de partir de ce qui existait pour faire du vraisemblable. C'est ce qui différencie ses romans scientifiques des romans de science-fiction. Bien sûr, il a extrapolé en appliquant un peu partout des facteurs multiplicatifs pour aboutir à des instruments parfois colossaux en pensant naïvement que cela marcherait, mais les principes sont restés les mêmes et n’ont pas quitté le domaine du rationnel. Des exemples sont ses canons, répliques à grande échelle de l’artillerie de l’époque (De la Terre à la Lune et Sans dessus dessous), la précision quasi infinie des mesures géodésiques obtenue en multipliant les mesures au cercle répétiteur de Borda (Aventures de trois Russes et de trois Anglais, 1872), et le télescope de Long's-Peak (De la Terre à la Lune).

 

Le télescope imaginé dans De la Terre à la Lune (1865) doit avoir un fort grossissement pour pouvoir distinguer le boulet après son arrivée sur notre satellite. Il est calqué sur le plus gros télescope de l’époque, celui de Lord Rosse, et en adopte la monture caractéristique (comme on peut le voir sur les illustrations). Mais il utilise aussi la technologie moderne mise au point par Foucault : un miroir en verre argenté. Il est situé, comme le seront tous nos gros télescopes modernes, sur un site de montagne, à Long’s-Peak[19], pour s’affranchir en partie de l’atmosphère ; c’est encore une idée novatrice à une époque où l’Observatoire du Pic-du-Midi n’existait qu’à l’état de vague projet. Jules Verne lui a donné un diamètre de 16 pieds (celui de Lord Rosse n’avait que 6 pieds), partant du principe que plus un télescope est gros, plus il permet un grand grossissement. C’est illusoire, car la turbulence atmosphérique limite la finesse des images, et un télescope géant n’est pas supérieur sur ce point à un télescope de quelques dizaines de centimètres. L’astronomie moderne s’affranchit de cette contrainte soit par des télescopes spatiaux orbitant en dehors de l’atmosphère, soit en utilisant la technique de l’optique adaptative, qui permet de corriger la turbulence atmosphérique.

 

Donc, Jules Verne nous sert du déjà connu, mais pas toujours de tout le monde. Il y a cependant des exceptions. L'explosif du canon qui devait faire basculer l’axe de la Terre dans Sans dessus dessous est bien plus puissant que ce qui est imaginable, et surtout bien plus que les explosifs chimiques, seuls envisageables à l'époque de Jules Verne. De même, l'arme secrète de Face au drapeau, sur laquelle Jules Verne est peu disert, reste secrète. Ou encore l'appareil de Zéphyrin Xirdal, capable de modifier l’orbite du bolide dans La Chasse au météore, visiblement basé sur l'équivalence matière–énergie d'Einstein (mais ici on sort du domaine de Jules Verne, puisque ce personnage et ses agissements ont été introduits dans les modifications posthumes de Michel Verne).

 

Un cas particulier est celui du rayon vert. Ce phénomène atmosphérique fut d'abord mentionné dans Les Indes noires (1877), puis il constitua le thème essentiel du roman éponyme (Le Rayon-Vert, 1882) et figura encore dans En Magellanie (roman posthume écrit en 1897–1898). Avant Jules Verne, c'était un phénomène curieux, incompris, mais confidentiel. (À ma connaissance, la source de Jules Verne sur le rayon vert n'est toujours pas connue.) En attirant l'attention de ses lecteurs sur ce phénomène, Jules Verne en est devenu l'inventeur populaire. Mais il est indéniable que la curiosité du monde scientifique a également été titillée, ce qui a probablement hâté l'investigation de ce phénomène. Les articles scientifiques fondamentaux traitant du rayon vert en donnent d'ailleurs crédit à Jules Verne.

 

Les astronomes de Jules Verne.

 

À quelques exceptions près, les astronomes dépeints par Jules Verne sont peu amènes et irascibles, situés entre le doux rêveur perdu dans ses distractions et le « savant fou[20] » prêt à tout pour faire triompher ses entreprises.  Une vision pessimiste (mais peut-être lucide) du monde de l'astronomie nous est ainsi présentée.

 

Deux modèles antipodiques d’astronomes s’offraient aux yeux de Jules Verne : le généreux François Arago (1786–1853) et le dominateur Urbain Le Verrier (1811–1877). Tous deux furent des défenseurs farouches de la paternité de leurs découvertes ou de celles de leurs protégés ; comme c’est toujours le cas de nos jours ! La paternité de la découverte de Neptune est toujours l’objet d’un débat passionné[21].

 

Jules Verne avait une admiration sans bornes pour François Arago. Ses œuvres complètes figuraient dans sa bibliothèque[22], et ses travaux sont souvent cités dans les Voyages extraordinaires. On a pu considérer Les Aventures de trois Russes et de trois Anglais en Afrique Australe comme un hommage appuyé à Arago. S’il ne semble pas y avoir de personnage des Voyages extraordinaires directement inspiré de François Arago, il y figure peut-être des émules. Ainsi, l’astronome Palmyrin Rosette se trouvait à Formentera (Îles Baléares) au début de l’action d’Hector Servadac, là où François Arago a achevé la mesure de la méridienne en 1807 ; Rosette voulait vérifier les mesures d’Arago. Dans Clovis Dardentor (1896), cet épisode de la vie d’Arago est également évoqué. Le sommet de La Mola à Formentera porte maintenant un monument à Jules Verne qui n’y a jamais mis les pieds, mais on y chercherait en vain un monument à François Arago[23] !

 

Les sentiments de Jules Verne pour Le Verrier sont plus partagés. On connaît le caractère autoritaire de cet astronome et la tyrannie qu'il a véritablement exercée sur l'Observatoire de Paris (conduisant à la démission la plupart de ses collègues astronomes, si ce n'est au suicide ou à la folie[24]). Camille Flammarion en avait fait les frais au début de sa carrière d’astronome. Pas de partage possible avec Le Verrier :

 

On ne doit pas livrer à la publicité les noms des aides-astronomes qui font des découvertes, dont tout le mérite revient exclusivement au directeur sous les ordres duquel ils sont placés. Du reste, ces jeunes astronomes reçoivent une gratification et une médaille pour chaque découverte[25].

 

On voit que les deux astronomes de La Chasse au météore, qui se battent bec et ongles pour la paternité de la découverte d'un bolide, lui doivent beaucoup. Mais avec la découverte « au bout de sa plume » de la planète Neptune, Le Verrier était une gloire nationale. Cependant, Jules Verne relativise les choses[26]. Pour lui, Le Verrier n'est qu'un « calculateur », et non pas un « mathématicien de premier ordre » comme « un Laplace ou un Newton ». Et son conseiller Albert Badoureau d’ajouter : « Je crois qu’effectivement Leverrier [sic] ne valait pas Laplace, mais il est inutile de le lui dire[27]. » !

 

Jules Verne nous décrit des astronomes solitaires et caractériels : Palmyrin Rosette (qui s’approprie la comète Gallia dans Hector Servadac) et Thomas Black (qui s’estime déshonoré par l’observation ratée de l’éclipse de 1860 dans Le Pays des fourrures). Il nous montre aussi des astronomes qui s'affrontent : le colonel Everest et Mathieu Strux (chefs des délégations anglaise et russe des Aventures de trois Russes et de trois Anglais) et les deux astronomes amateurs Dean Forsyth et Stanley Hudelson (qui se disputent la découverte du bolide dans La Chasse au météore).

 

Le savant (ou l'astronome) distrait, déconnecté du monde extérieur, est une image d’Épinal. Quel en est le modèle ? On pense souvent au physicien André-Marie Ampère (1775–1836) qui a directement inspiré Georges Colomb (alias Christophe) pour son Savant Cosinus et dont plusieurs anecdotes lui sont empruntées, en particulier celle de la méprise entre le mouchoir et le chiffon à tableau[28]. Dans le texte d'Hector Servadac, pas d'allusion directe à Ampère ni à ses anecdotes à propos de Palmyrin Rosette, mais on peut remarquer que le dessinateur P. Philippoteaux l’a représenté professant au tableau noir avec d'un côté le mouchoir sortant de sa poche, et de l'autre le chiffon à craie prêt à être utilisé. Dans Sans dessus dessous, G. Roux figurera l’étourdi J.-T. Maston dans une posture analogue.

 

Il y a cependant quelques astronomes sympathiques chez Jules Verne. Les deux jeunes des Aventures de trois Russes et de trois Anglais (l’Anglais William Emery et le Russe Michel Zorn qui fraternisent, à l’encontre de leurs chefs) nous donnent l’exemple de la solidarité, nécessaire dans cette profession qui s’exerce parfois dans des conditions difficiles. Dans L'Île à hélice (1895) figure le singulier ex-roi de Malécarlie, un sage à la barbe fleurie, souverain destitué de son royaume, devenu astronome par besoin alimentaire ; il a été imaginé et dessiné[29] sur le modèle de l’empereur du Brésil Dom Pedro d’Alcantara (1825–1891), monarque éclairé féru d’astronomie qui avait aboli l’esclavage dans son pays.

 

Conclusion : les astronomes et Jules Verne.

 

Jules Verne avait une haute opinion de l’astronomie. « Un astronome est plus qu’un homme, a-t-il écrit, puisqu’il vit en dehors du monde terrestre[30] ». Pourtant, il n’a pas toujours montré les astronomes sous des aspects positifs. Les astronomes professionnels ne lui en ont pas tenu rigueur : Ils ont honoré l'écrivain en lui dédiant trois astéroïdes[31] et l'un des plus importants cratères de la face cachée de la Lune. C’est un hommage mérité, car si Jules Verne n’a pas vraiment innové, il est indéniable que ses romans, en communiquant l'enthousiasme pour la chose scientifique au lecteur, sont à l'origine de bien des carrières scientifiques (et peut être bien même de la mienne !).

 



[1] Pour l’astronomie : son cousin Henri Garcet (1815–1871) et l’ingénieur Albert Badoureau (1853–1923).

[2] Pour une introduction générale sur Jules Verne et l’astronomie, on pourra consulter :

– P. Bacchus (1992). « Jules Verne et l'astronomie ». Observations et Travaux (Société astronomique de France), vol. 29, p. 3–19.

– C. Le Lay (2001). « Jules Verne, vulgarisateur de l'astronomie ? » Cahiers Clairaut, vol. 93, p. 26–29.

– J. Crovisier (2004–2005). Site L'Astronomie de Jules Verne :

 http://wwwusr.obspm.fr/~crovisie/JV/verne_gene.html

[3] La troisième loi de Kepler relie la période et le demi grand axe d’une orbite elliptique.

[4] Autour de la Lune. Chap. 2.

[5] F. Arago (1857). Astronomie Populaire, Gide et J. Baudry edts, Paris, tome IV, p. 284.

[6] F. Petit (1847). Comptes-rendus Acad. Sci., vol. 25, p. 259.

[7] U. Le Verrier (1851). Comptes-rendus Acad. Sci., vol. 32, p. 561.

[8] A. Guillemin (1866). La Lune. Hachette, Paris, Chap. XXIV.

[9] Pour une analyse de l’astronomie dans Hector Servadac, voir : J. Crovisier (2005). « Hector Servadac et les comètes de Jules Verne. » L'Astronomie, vol. 119, p. 312–317.

[10] Site Rosetta : http://rosetta.esa.int/

[11] Site Deep Impact : http://deepimpact.umd.edu/

[12] Site Mars Climate Orbiter avec le rapport d’enquête : http://mars.jpl.nasa.gov/msp98/orbiter/

[13] C. Flammarion. Histoire d’une comète. D’abord publié en feuilleton non signé en 1865–1866 dans Le Magasin Pittoresque. Republié en 1873 dans Les Récits de l’infini, Didier et Cie, Paris.

[14] C. Flammarion (1894). La Fin du monde. Edt. E. Flammarion, Paris.

[15] Ce point sera repris dans Sans dessus dessous (1889).

[16] Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Partie 2, Chap. IX – Le froid et le chaud.

[17] Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Partie 2, Chap. XXIV – Cours de cosmographie polaire.

[18] Ce fut l’objet des spéculations de l’astronome britannique Fred Hoyle (1915–2001), grand défenseur de la panspermie (F. Hoyle & C. Wickramasinghe, 1981. Space travellers : The bringers of life, University College, Cardiff Press).

[19] Longs Peak existe. C’est l’un des plus hauts sommets des Rocheuses, à 4348 m d’altitude, près de Boulder au Colorado.

[20] P. Laszlo (1996). « Le savant fou chez Jules Verne ». De la Science en Littérature à la Science Fiction, Éditions du CTHS, p. 117–128.

[21] W. Sheehan, N. Kollerstrom & C.B. Waff (2005). « L’affaire de la planète volée », Pour la Science, vol. 329, p. 24–29.

[22] P. Burgaud (1996). « La bibliothèque scientifique de Jules Verne ». De la Science en Littérature à la Science Fiction, Éditions du CTHS, p. 118–135.

[23] J. Cartwright (2001). « Stranger than fiction ». Nature, vol. 412, p. 683.

[24] C. Flammarion (1911). Mémoires biographiques et philosophiques d’un astronome, Edt. E. Flammarion, Paris, Chap. XXVI.

[25] U. Le Verrier. Déclaration faite à l’Institut.

[26] Sans dessus dessous, Chap. IX.

[27] A. Badoureau (2005). Le Titan moderne. Notes et observations remises à Jules Verne pour la rédaction de son roman Sans dessus dessous. Actes Sud/Ville de Nante, p. 170.

[28] « Tout entier enfin aux développements d’une théorie difficile, il lui [à Ampère] arriva, dans le feu de la démonstration, de prendre le torchon saupoudré de craie pour son mouchoir. » (F. Arago, 1854, Œuvres complètes, tome 2, p. 33.) « [Cosinus] ne manquait jamais, lorsqu'il faisait son cours d'Astronomie théorique à l'École des tabacs et télégraphes, de prendre son mouchoir pour le torchon, et réciproquement. » (Christophe, 1899, L'Idée fixe du savant Cosinus, Paris, Armand Colin, Ier Chant.)

[29] Le dessin par L. Benett du roi de Malécarlie à sa lunette dans L’Île à hélice reprend de façon frappante la gravure de l’empereur du Brésil inaugurant l’observatoire de Flammarion à Juvisy (1887, L’Astronomie, vol. 6, p. 321).

[30] Hector Servadac, Partie 2, Chap. IX.

[31] (1640) Nemo, (5231) Verne et (9769) Nautilus, respectivement découverts en 1951, 1988 et 1993.