Jules
Verne, les Machines et la Science
Coiffard
libraire éditeur – p. 66-73
Jacques Crovisier
Observatoire de Paris
L'astronomie est
omniprésente dans les Voyages extraordinaires. Elle constitue
même le thème principal de certains d'entre eux. Cependant, Jules
Verne n'avait aucun bagage scientifique. Il tenait son information de la
lecture de revues et d'ouvrages de vulgarisation scientifique. Il a
également parfois bénéficié du concours de
plusieurs conseillers[1].
À partir de ses romans, nous voulons comprendre quelle idée un
« honnête homme » tel que Jules Verne pouvait se
faire de l'astronomie à partir des écrits du XIXe
siècle, de faire la part du vrai et du faux, du connu et de l'inconnu
dans le contexte de son époque.
Certains
romans de Jules Verne contiennent des exposés didactiques sur des sujets
d'astronomie occupant de longs passages, parfois des chapitres entiers, dignes
des plus belles pages des grands ouvrages de vulgarisation : sur la Lune (De
la Terre à la Lune
et Autour de la Lune) ;
sur la géodésie (Les Aventures de trois Russes et de trois
Anglais en Afrique Australe),
sur les éclipses (Le Pays des fourrures) ; sur les comètes et les
planètes (Hector Servadac)...
Partout, un foisonnement de détails nous montre qu'il était bien
au fait de l'actualité astronomique. Mais Jules Verne s'est parfois fait
l'écho de théories hâtives maintenant tombées dans
l'oubli, comme les bolides satellites de la Terre de l'astronome toulousain
Frédéric Petit (Autour de la Lune et La Chasse au météore). Il a naïvement extrapolé
les performances des instruments de son époque pour en faire des
machines aux possibilités extraordinaires. Il a aussi commis des erreurs
flagrantes, par exemple sur la visibilité de l'éclipse de 1860 (Le
Pays des fourrures) ou sur
l'orbite impossible de la comète Gallia (Hector Servadac). Les astronomes qu’il met en
scène sont le plus souvent des personnages caricaturaux et peu
engageants.
Ce
court article se bornera à donner quelques exemples[2].
Les bolides de Jules Verne.
Dans
Autour de la Lune
(1869), les voyageurs croisent un bolide. Ils l’identifient à un
second satellite de la Terre, fruit d’une hypothèse de
l’astronome Petit. Il aurait une période de révolution de 3h
20m et orbiterait à 8140 km de la surface terrestre (ce qui
serait en contradiction avec la troisième loi de Kepler[3] !) :
C’est en tenant
compte de certaines perturbations qu’un astronome français, M.
Petit, a su déterminer l’existence de ce second satellite et en
déterminer les éléments. D’après ses
observations, ce bolide accomplirait sa révolution autour de la Terre en
trois heures vingt minutes exactement, ce qui impliquerait une vitesse
prodigieuse[4].
Frédéric
Petit (1810–1865), ancien élève d’Arago, fonda
l’Observatoire de Toulouse à Jolimont et en fut le directeur de
1838 à 1865 :
Plusieurs astronomes ont
pensé que les bolides pouvaient être considérés
comme des satellites de notre planète, qu’ils se mouvaient autour
de la Terre avec une énorme vitesse et pouvaient être
aperçus à plusieurs reprises. Dans ces dernières
années, M. Petit, directeur de l’Observatoire de Toulouse, a
cherché avec persévérance à obtenir les orbites
parcourues dans cette hypothèse par les principaux bolides sur lesquels
il avait pu réunir des détails d’une certaine
précision[5].
Petit
est l’auteur de nombreuses notes sur les bolides dans les Comptes-rendus
Hebdomadaires de l’Académie des Sciences. Il s’est évertué
à reconstituer l’orbite de ces corps en compilant les
témoignages de leurs observations. Il a émis
l’hypothèse que plusieurs de ces bolides, dont il a pu (ou cru)
déterminer l’orbite, pouvaient être des satellites terrestres.
En particulier, il trouva[6]
pour le bolide du 23 juillet 1846 une période de 3h 24m.
Mais Le Verrier ne croyait pas du tout aux hypothèses de Petit, en
raison de l’imprécision des orbites. Dans une communication[7]
à l’Académie des sciences, il lui a sérieusement
remonté les bretelles. Les satellites de Petit sont maintenant
tombés dans l’oubli.
On
sait maintenant que les bolides sont de grosses étoiles filantes, des
cailloux portés à l’incandescence lors de leur
entrée à grande vitesse dans l’atmosphère terrestre.
Leur étude a considérablement progressé avec
l’utilisation de caméras automatiques et de radars. La
détermination d’orbites fiables est maintenant possible. À
plusieurs occasions, ces déterminations d’orbites ont permis de
circonscrire la région d’impact et de retrouver la
météorite résultant du bolide. Jamais il n’a
été trouvé de bolide satellite de la Terre, ni de bolide
de provenance extérieure au Système solaire (comme l’avait
aussi avancé F. Petit).
Cependant,
Jules Verne ne lisait pas les Comptes-rendus. Où a-t-il puisé son
information ? Peut-être dans La Lune d’Amédée Guillemin.
On peut y lire dans le chapitre « La Lune est-elle le seul satellite
de la Terre ? » :
Un astronome français, M. Petit,
de l’Observatoire de Toulouse, a calculé l’orbite d’un
bolide sur lequel il avait pu recueillir un nombre suffisant de données.
Ce singulier satellite de la Terre, ce compagnon de la Lune, ferait autour de
nous sa révolution en un temps qui ne dépasserait pas 3 heures 20
minutes, et sa distance au centre de notre globe serait en moyenne de 14500
kilomètres. Il résulte de là que cette distance
comptée à partir de la surface terrestre ne dépasserait
pas 8140 kilomètres[8].
Ce
sont exactement les valeurs citées par Jules Verne. Mais Guillemin les
donne comme des valeurs supérieures, ce qui ne les met pas en contradiction notoire avec la
troisième loi de Kepler, alors que Jules Verne les reprend comme des
valeurs exactes !
Un
autre bolide apparaît plus tard dans l’œuvre de Jules Verne.
C’est bien sûr celui de La Chasse au météore. Mais il est également
fâché avec les lois de Kepler. On sait que La Chasse au météore a été publiée en
1908 après de profondes modifications par Michel Verne. Mais le manuscrit
original de Jules Verne a été retrouvé et récemment
édité (1986). Les chiffres concernant l’orbite du bolide y
changent d’une page à la suivante (Chap. VIII) : Une altitude
comprise entre 26 et 30 km du sol, puis 200 km ; une vitesse de 400 km/h,
puis 1680 km/h (vitesses d’ailleurs invraisemblablement faibles) ;
une période orbitale de précisément 24h (de
fait en accord avec cette dernière vitesse). Il semble que Jules Verne
se soit fixé une période de 24h pour la commodité
du récit et une faible altitude de survol pour que le
météore soir bien visible, sans se soucier des lois de Kepler. Le
manuscrit est manifestement une ébauche et Jules Verne se
réservait probablement la possibilité de se faire aider par des
spécialistes pour établir des valeurs vraisemblables pour les
paramètres de l’orbite du bolide. Dans la version remaniée
de 1908, Michel Verne a corrigé ces chiffres (avec l’aide de
qui ?) et les valeurs qu’il publie apparaissent moins fantaisistes,
mais sont néanmoins fausses. Son bolide va avec une vitesse de 6967 m/s
à 400 km de la surface terrestre, et effectue une révolution en 1h
41m 41,96s. En supposant une orbite circulaire et non
elliptique, ce qui semble aller de soi pour Jules et Michel Verne, le rayon de
l’orbite correspondant aux valeurs précises de la vitesse et de la
période est de 6766 km et s’accorde bien avec l’altitude de
400 km. Mais pour ce rayon, la troisième loi de Kepler impose une
période de 1h 32m seulement.
Jules
Verne, l'exploration du Système solaire et l’actualité
spatiale.
Les
romans lunaires de Jules Verne anticipaient l’exploration de la Lune par le
programme Apollo en 1967–1972. Hector Servadac[9] (1877), peut-être le roman le plus fantaisiste de
Jules Verne, préfigure d’autres projets ambitieux de
l’exploration spatiale. Une comète, Gallia, rase la Terre et
emporte une fraction de notre planète et quelques-uns de ses habitants.
Au cours de leur périple, les voyageurs frôlent Vénus,
capturent un astéroïde, s’approchent de Jupiter et de Saturne.
La comète les ramène sur la Terre exactement deux ans plus tard
(encore en infraction avec la troisième loi de Kepler). On trouve
déjà dans ce roman toute l’exploration du Système
solaire, tout comme le feront en 1977–1990 les sondes Voyager de la NASA, qui survoleront les mondes
de Jupiter et de Saturne, Uranus et Neptune. On y trouve aussi
l’exploration in situ
d’une comète, tout comme le fera la sonde Rosetta[10], lancée en 2004 par
l’Agence spatiale européenne, qui doit se mettre en orbite en 2014
autour de la comète Churyumov-Gerasimenko et y déposer un atterrisseur.
L’un des héros d’Hector Servadac, l’astronome Palmyrin Rosette,
porte le nom même de la sonde cométaire, pure coïncidence
dont on peut s’émerveiller.
La
NASA célèbre à sa manière – et sans doute
à son insu – le centenaire de la mort de Jules Verne. Le 12
janvier 2005, elle a lancé une sonde spatiale, Deep Impact[11], vers la comète 9P/Tempel 1. Un impacteur de 364 kilogrammes devait se
détacher de la sonde et percuter le 4 juillet 2005 le noyau de la
comète avec une vitesse de 10 kilomètres par seconde. Il
était prévu d’observer le déroulement et les
conséquences de l’impact à partir de la Terre et de la
sonde elle-même. On s’attendait à la formation d’un
cratère qui pourrait atteindre 300 mètres de diamètre et
30 mètres de profondeur. La NASA se révèle être
ainsi une digne héritière du Gun-Club de Baltimore. Là on
n’utilise pas de canon, mais le boulet est bien réel et surtout,
l’esprit du
Gun-Club est bien présent : créer un événement
extraordinaire et voir ensuite ce qui se passe alors que l’on n’en
mesure pas vraiment toutes les conséquences ! D’ailleurs, les
promoteurs scientifiques de ce projet appartiennent à
l’Université du Maryland, tout près de Baltimore, le
siège présumé du Gun-Club !
Vernienne
également est l’erreur commise par la NASA, qui conduisit à
la perte de la mission Mars Climate Orbiter en 1999. Une simple confusion entre
unités métriques et unités anglo-saxonnes fit que la sonde
rata son insertion en orbite autour de Mars[12] !
Une bévue aussi humiliante que l’oubli des trois zéros par
le pauvre Maston dans ses calculs du basculement de l’axe de la Terre (Sans
dessus dessous, 1889).
Les
comètes et l’« impactisme ».
Tous
deux auteurs à succès dans des domaines voisins, Jules Verne
(1828–1905) et Camille Flammarion (1842–1925) devaient se jalouser
tout en se respectant mutuellement. Flammarion a reproché à Verne
son manque de rigueur et ses erreurs. Mais Flammarion, qui se voulait astronome,
croyait aux martiens et aux esprits, alors que le romancier Verne, lui, est
fermement resté dans le domaine du rationnel...
Les
œuvres de Flammarion et de Verne s’entrecroisent. Le premier a
écrit Histoire d’une comète[13] (1865) à 23 ans. Ce récit
est fait du point de vue de la grande comète de 1811 qui revient
près du Soleil tous les 3065 ans. Il est prétexte à
décrire la nature des comètes, bien sûr, mais aussi tout le
Système solaire et les planètes que la comète va
approcher. Et surtout à raconter l’évolution
géologique de la Terre et l’histoire des civilisations humaines.
Dans Hector Servadac,
Jules Verne reprendra le même thème, sur un temps bien plus
resserré (la comète parcourant son orbite en seulement deux ans)
et avec une comète habitée. Plus tard, Flammarion écrira
encore un roman sur les comètes, La Fin du monde[14] (1894). Cette fiction, qui décrit
la collision d’une comète avec la Terre et la catastrophe qui en
découle, commence avec l’impétuosité d’un
roman vernien. Il est encore prétexte à une description
scientifique des comètes, mais se poursuit par de longues digressions
philosophiques sur la mort thermique du Système solaire et la fin du
monde.
Par
leurs apparitions soudaines, spectaculaires et inexpliquées, les
comètes ont longtemps effrayé les hommes, qui ont vu en elles de sinistres
présages. Avec le triomphe de la mécanique céleste
à partir du XVIIe siècle, le retour des comètes
et leur évolution sont devenus prédictibles. Puis la puissance
des télescopes et les méthodes d’analyse de
l’astrophysique au XIXe et XXe siècles nous
ont dévoilé l’essentiel de leur nature. Mais la peur
n’a pas disparu, car nous avons réalisé qu’elles
peuvent nous tomber dessus. La collision d’une comète ou
d’un astéroïde avec la Terre est un danger insignifiant
à l’échelle d’une vie humaine, mais il est bien
réel à celle de l’humanité.
L’appréciation de ce danger est à l’origine de bien
des études et des campagnes de recensement des petits corps susceptibles
d’être des dangers potentiels.
L’ « impactisme »,
qui s’intéresse aux chutes de comètes et d’astéroïdes
sur la Terre, est depuis longtemps le sujet porteur de bien des romans,
philosophiques ou loufoques, avant que la science-fiction ne s’en empare.
C’est toujours de nos jours un thème à succès pour
des films catastrophe à gros budgets. Jules Verne n’a pas
échappé à cette mode. Hector Servadac et La Chasse au météore en témoignent.
Le
thème de la collision d'une comète avec la Terre a
déjà été évoqué dans Voyages et
aventures du capitaine Hatteras
(1866) pour expliquer un changement de l'axe de rotation de la Terre et des
effets climatiques[15],
en référence à Edmond Halley qui aurait été
le premier à en faire état :
Il vint à l’esprit
d’Halley qu’une comète, ayant jadis choqué
obliquement la terre, changea la position de son axe de rotation,
c’est-à-dire de ses pôles ; d’après lui, le
pôle Nord, situé autrefois à la baie d’Hudson, se
trouva reporté plus à l’est, et les contrées de
l’ancien pôle, si longtemps gelées, conservèrent un
froid plus considérable, que de longs siècles de soleil
n’ont pu encore réchauffer[16].
Cette
hypothèse était autrefois invoquée pour expliquer la
présence de fossiles appartenant à la faune tropicale dans des
régions septentrionales. On lit également dans ce roman cette déclaration
prémonitoire :
La comète est le Deus
ex machina
; toutes les fois qu’on est embarrassé en cosmographie, on appelle
une comète à son secours. C’est l’astre le plus
complaisant que je connaisse, et, au moindre signe d’un savant, il se
dérange pour tout arranger[17] !
Visionnaire,
Jules Verne n’imaginait pas que la même hypothèse
ressurgirait plus tard pour expliquer aussi bien : l’origine des
océans terrestres ; l’ensemencement de la Terre en
molécules organiques complexes favorisant l’apparition de la vie ;
la disparition des dinosaures (et bien d’autres phénomènes
encore : la grippe asiatique, le sida, la maladie de la vache folle[18]…).
Sans oublier que les comètes sont toujours introduites de nos jours le
plus sérieusement du monde par des astrophysiciens pour
interpréter certains phénomènes : raies spectrales mal
comprises, variabilités inexpliquées, masers interstellaires
mystérieux…
Jules
Verne a-t-il innové ? A-t-il eu une influence sur
l’évolution scientifique et technique ?
En
astronomie comme partout ailleurs dans son œuvre, Jules Verne n'a pas
vraiment innové. Il ne faisait que reprendre, au hasard de ses lectures,
des découvertes déjà faites qu'il magnifiait et
promouvait. Il s'est contenté de partir de ce qui existait pour faire du
vraisemblable. C'est ce qui différencie ses romans scientifiques des
romans de science-fiction. Bien sûr, il a extrapolé en appliquant
un peu partout des facteurs multiplicatifs pour aboutir à des
instruments parfois colossaux en pensant naïvement que cela marcherait,
mais les principes sont restés les mêmes et n’ont pas
quitté le domaine du rationnel. Des exemples sont ses canons,
répliques à grande échelle de l’artillerie de
l’époque (De la Terre à la Lune et Sans dessus dessous), la précision quasi infinie des
mesures géodésiques obtenue en multipliant les mesures au cercle
répétiteur de Borda (Aventures de trois Russes et de trois
Anglais, 1872), et le
télescope de Long's-Peak (De la Terre à la Lune).
Le
télescope imaginé dans De la Terre à la Lune (1865) doit avoir un fort grossissement
pour pouvoir distinguer le boulet après son arrivée sur notre
satellite. Il est calqué sur le plus gros télescope de
l’époque, celui de Lord Rosse, et en adopte la monture
caractéristique (comme on peut le voir sur les illustrations). Mais il
utilise aussi la technologie moderne mise au point par Foucault : un
miroir en verre argenté. Il est situé, comme le seront tous nos
gros télescopes modernes, sur un site de montagne, à
Long’s-Peak[19],
pour s’affranchir en partie de l’atmosphère ;
c’est encore une idée novatrice à une époque
où l’Observatoire du Pic-du-Midi n’existait
qu’à l’état de vague projet. Jules Verne lui a
donné un diamètre de 16 pieds (celui de Lord Rosse n’avait
que 6 pieds), partant du principe que plus un télescope est gros, plus
il permet un grand grossissement. C’est illusoire, car la turbulence
atmosphérique limite la finesse des images, et un télescope
géant n’est pas supérieur sur ce point à un
télescope de quelques dizaines de centimètres. L’astronomie
moderne s’affranchit de cette contrainte soit par des télescopes
spatiaux orbitant en dehors de l’atmosphère, soit en utilisant la
technique de l’optique adaptative, qui permet de corriger la turbulence
atmosphérique.
Donc,
Jules Verne nous sert du déjà connu, mais pas toujours de tout le
monde. Il y a cependant des exceptions. L'explosif du canon qui devait faire
basculer l’axe de la Terre dans Sans dessus dessous est bien plus puissant que ce qui est
imaginable, et surtout bien plus que les explosifs chimiques, seuls envisageables à
l'époque de Jules Verne. De même, l'arme secrète de Face
au drapeau, sur laquelle
Jules Verne est peu disert, reste secrète. Ou encore l'appareil de
Zéphyrin Xirdal, capable de modifier l’orbite du bolide dans La
Chasse au météore,
visiblement basé sur l'équivalence
matière–énergie d'Einstein (mais ici on sort du domaine de
Jules Verne, puisque ce personnage et ses agissements ont été
introduits dans les modifications posthumes de Michel Verne).
Un
cas particulier est celui du rayon vert. Ce phénomène
atmosphérique fut d'abord mentionné dans Les Indes noires (1877), puis il constitua le
thème essentiel du roman éponyme (Le Rayon-Vert, 1882) et figura encore dans En
Magellanie (roman
posthume écrit en 1897–1898). Avant Jules Verne, c'était un
phénomène curieux, incompris, mais confidentiel. (À ma
connaissance, la source de Jules Verne sur le rayon vert n'est toujours pas
connue.) En attirant l'attention de ses lecteurs sur ce
phénomène, Jules Verne en est devenu l'inventeur populaire. Mais
il est indéniable que la curiosité du monde scientifique a
également été titillée, ce qui a probablement
hâté l'investigation de ce phénomène. Les articles
scientifiques fondamentaux traitant du rayon vert en donnent d'ailleurs
crédit à Jules Verne.
Les
astronomes de Jules Verne.
À
quelques exceptions près, les astronomes dépeints par Jules Verne
sont peu amènes et irascibles, situés entre le doux rêveur
perdu dans ses distractions et le « savant fou[20] »
prêt à tout pour faire triompher ses entreprises. Une vision pessimiste (mais
peut-être lucide) du monde de l'astronomie nous est ainsi
présentée.
Deux
modèles antipodiques d’astronomes s’offraient aux yeux de
Jules Verne : le généreux François Arago (1786–1853)
et le dominateur Urbain Le Verrier (1811–1877). Tous deux furent des
défenseurs farouches de la paternité de leurs découvertes
ou de celles de leurs protégés ; comme c’est toujours
le cas de nos jours ! La paternité de la découverte de
Neptune est toujours l’objet d’un débat passionné[21].
Jules
Verne avait une admiration sans bornes pour François Arago. Ses
œuvres complètes figuraient dans sa bibliothèque[22],
et ses travaux sont souvent cités dans les Voyages extraordinaires. On a pu considérer Les
Aventures de trois Russes et de trois Anglais en Afrique Australe comme un hommage appuyé à
Arago. S’il ne semble pas y avoir de personnage des Voyages extraordinaires directement inspiré de
François Arago, il y figure peut-être des émules. Ainsi,
l’astronome Palmyrin Rosette se trouvait à Formentera (Îles
Baléares) au début de l’action d’Hector Servadac, là où François
Arago a achevé la mesure de la méridienne en 1807 ; Rosette
voulait vérifier les mesures d’Arago. Dans Clovis Dardentor (1896), cet épisode de la vie
d’Arago est également évoqué. Le sommet de La Mola
à Formentera porte maintenant un monument à Jules Verne qui
n’y a jamais mis les pieds, mais on y chercherait en vain un monument
à François Arago[23] !
Les
sentiments de Jules Verne pour Le Verrier sont plus partagés. On
connaît le caractère autoritaire de cet astronome et la tyrannie
qu'il a véritablement exercée sur l'Observatoire de Paris
(conduisant à la démission la plupart de ses collègues
astronomes, si ce n'est au suicide ou à la folie[24]).
Camille Flammarion en avait fait les frais au début de sa
carrière d’astronome. Pas de partage possible avec Le
Verrier :
On ne doit pas livrer à la
publicité les noms des aides-astronomes qui font des découvertes,
dont tout le mérite revient exclusivement au directeur sous les ordres
duquel ils sont placés. Du reste, ces jeunes astronomes reçoivent
une gratification et une médaille pour chaque découverte[25].
On
voit que les deux astronomes de La Chasse au météore, qui se battent bec et ongles pour la
paternité de la découverte d'un bolide, lui doivent beaucoup.
Mais avec la découverte « au bout de sa plume » de
la planète Neptune, Le Verrier était une gloire nationale.
Cependant, Jules Verne relativise les choses[26].
Pour lui, Le Verrier n'est qu'un « calculateur », et non
pas un « mathématicien de premier ordre » comme
« un Laplace ou un Newton ». Et son conseiller Albert
Badoureau d’ajouter : « Je crois qu’effectivement
Leverrier [sic] ne valait pas Laplace, mais il est inutile de le lui dire[27]. » !
Jules
Verne nous décrit des astronomes solitaires et caractériels :
Palmyrin Rosette (qui s’approprie la comète Gallia dans Hector
Servadac) et Thomas
Black (qui s’estime déshonoré par l’observation
ratée de l’éclipse de 1860 dans Le Pays des fourrures). Il nous montre aussi des astronomes
qui s'affrontent : le colonel Everest et Mathieu Strux (chefs des
délégations anglaise et russe des Aventures de trois Russes et
de trois Anglais) et les
deux astronomes amateurs Dean Forsyth et Stanley Hudelson (qui se disputent la
découverte du bolide dans La Chasse au météore).
Le
savant (ou l'astronome) distrait, déconnecté du monde
extérieur, est une image d’Épinal. Quel en est le modèle
? On pense souvent au physicien André-Marie Ampère
(1775–1836) qui a directement inspiré Georges Colomb (alias
Christophe) pour son Savant Cosinus
et dont plusieurs anecdotes lui sont empruntées, en particulier celle de
la méprise entre le mouchoir et le chiffon à tableau[28].
Dans le texte d'Hector Servadac,
pas d'allusion directe à Ampère ni à ses anecdotes
à propos de Palmyrin Rosette, mais on peut remarquer que le dessinateur
P. Philippoteaux l’a représenté professant au tableau noir
avec d'un côté le mouchoir sortant de sa poche, et de l'autre le
chiffon à craie prêt à être utilisé. Dans Sans
dessus dessous, G. Roux
figurera l’étourdi J.-T. Maston dans une posture analogue.
Il
y a cependant quelques astronomes sympathiques chez Jules Verne. Les deux
jeunes des Aventures de trois Russes et de trois Anglais (l’Anglais William Emery et le
Russe Michel Zorn qui fraternisent, à l’encontre de leurs chefs)
nous donnent l’exemple de la solidarité, nécessaire dans
cette profession qui s’exerce parfois dans des conditions difficiles.
Dans L'Île à hélice (1895) figure le singulier ex-roi de Malécarlie, un
sage à la barbe fleurie, souverain destitué de son royaume,
devenu astronome par besoin alimentaire ; il a été
imaginé et dessiné[29]
sur le modèle de l’empereur du Brésil Dom Pedro
d’Alcantara (1825–1891), monarque éclairé féru
d’astronomie qui avait aboli l’esclavage dans son pays.
Jules
Verne avait une haute opinion de l’astronomie. « Un astronome
est plus qu’un homme, a-t-il écrit, puisqu’il vit en dehors
du monde terrestre[30] ».
Pourtant, il n’a pas toujours montré les astronomes sous des
aspects positifs. Les astronomes professionnels ne lui en ont pas tenu rigueur :
Ils ont honoré l'écrivain en lui dédiant trois astéroïdes[31]
et l'un des plus importants cratères de la face cachée de la
Lune. C’est un hommage mérité, car si Jules Verne n’a
pas vraiment innové, il est indéniable que ses romans, en
communiquant l'enthousiasme pour la chose scientifique au lecteur, sont
à l'origine de bien des carrières scientifiques (et peut
être bien même de la mienne !).
[1] Pour l’astronomie : son cousin Henri Garcet (1815–1871) et l’ingénieur Albert Badoureau (1853–1923).
[2] Pour une introduction
générale sur Jules Verne et l’astronomie, on pourra
consulter :
– P. Bacchus
(1992). « Jules Verne et l'astronomie ». Observations
et Travaux
(Société astronomique de France), vol. 29, p.
3–19.
– C. Le Lay
(2001). « Jules Verne, vulgarisateur de
l'astronomie ? » Cahiers Clairaut, vol. 93, p.
26–29.
– J. Crovisier (2004–2005). Site L'Astronomie de Jules Verne :
http://wwwusr.obspm.fr/~crovisie/JV/verne_gene.html
[3] La troisième loi de Kepler relie la période et le demi grand axe d’une orbite elliptique.
[4] Autour de la Lune. Chap. 2.
[5] F. Arago (1857). Astronomie Populaire, Gide et J. Baudry edts, Paris, tome IV, p. 284.
[6] F. Petit (1847). Comptes-rendus Acad. Sci., vol. 25, p. 259.
[7] U. Le Verrier (1851). Comptes-rendus Acad. Sci., vol. 32, p. 561.
[8] A. Guillemin (1866). La Lune. Hachette, Paris, Chap. XXIV.
[9] Pour une analyse de l’astronomie dans Hector Servadac, voir : J. Crovisier (2005). « Hector Servadac et les comètes de Jules Verne. » L'Astronomie, vol. 119, p. 312–317.
[10] Site Rosetta : http://rosetta.esa.int/
[11] Site Deep Impact : http://deepimpact.umd.edu/
[12] Site Mars Climate Orbiter avec le rapport d’enquête : http://mars.jpl.nasa.gov/msp98/orbiter/
[13] C. Flammarion. Histoire d’une comète. D’abord publié en feuilleton non signé en 1865–1866 dans Le Magasin Pittoresque. Republié en 1873 dans Les Récits de l’infini, Didier et Cie, Paris.
[14] C. Flammarion (1894). La Fin du monde. Edt. E. Flammarion, Paris.
[15] Ce point sera repris dans Sans dessus dessous (1889).
[16] Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Partie 2, Chap. IX – Le froid et le chaud.
[17] Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Partie 2, Chap. XXIV – Cours de cosmographie polaire.
[18] Ce fut l’objet des spéculations de l’astronome britannique Fred Hoyle (1915–2001), grand défenseur de la panspermie (F. Hoyle & C. Wickramasinghe, 1981. Space travellers : The bringers of life, University College, Cardiff Press).
[19] Longs Peak existe. C’est l’un des plus hauts sommets des Rocheuses, à 4348 m d’altitude, près de Boulder au Colorado.
[20] P. Laszlo (1996). « Le savant fou chez Jules Verne ». De la Science en Littérature à la Science Fiction, Éditions du CTHS, p. 117–128.
[21] W. Sheehan, N. Kollerstrom & C.B. Waff (2005). « L’affaire de la planète volée », Pour la Science, vol. 329, p. 24–29.
[22] P. Burgaud (1996). « La bibliothèque scientifique de Jules Verne ». De la Science en Littérature à la Science Fiction, Éditions du CTHS, p. 118–135.
[23] J. Cartwright (2001). « Stranger than fiction ». Nature, vol. 412, p. 683.
[24] C. Flammarion (1911). Mémoires biographiques et philosophiques d’un astronome, Edt. E. Flammarion, Paris, Chap. XXVI.
[25] U. Le Verrier. Déclaration faite à l’Institut.
[26] Sans dessus dessous, Chap. IX.
[27] A. Badoureau (2005). Le Titan moderne. Notes et observations remises à Jules Verne pour la rédaction de son roman Sans dessus dessous. Actes Sud/Ville de Nante, p. 170.
[28] « Tout entier enfin aux développements d’une théorie difficile, il lui [à Ampère] arriva, dans le feu de la démonstration, de prendre le torchon saupoudré de craie pour son mouchoir. » (F. Arago, 1854, Œuvres complètes, tome 2, p. 33.) « [Cosinus] ne manquait jamais, lorsqu'il faisait son cours d'Astronomie théorique à l'École des tabacs et télégraphes, de prendre son mouchoir pour le torchon, et réciproquement. » (Christophe, 1899, L'Idée fixe du savant Cosinus, Paris, Armand Colin, Ier Chant.)
[29] Le dessin par L. Benett du roi de Malécarlie à sa lunette dans L’Île à hélice reprend de façon frappante la gravure de l’empereur du Brésil inaugurant l’observatoire de Flammarion à Juvisy (1887, L’Astronomie, vol. 6, p. 321).
[30] Hector Servadac, Partie 2, Chap. IX.
[31] (1640) Nemo, (5231) Verne et (9769) Nautilus, respectivement découverts en 1951, 1988 et 1993.