Chère cliente, cher client,

Je suis en grève aujourd'hui et je l'assume. Oui, j'assume de devoir
vous poser des problèmes dans votre train-train quotidien, j'assume de
vous obliger à modifier vos habitudes quotidiennes.

On m'accuse de vous prendre en otages. Mais vous ai-je enfermés, vous
ai-je attachés ? Non, je vous laisse libres. Libres au milieu des
contraintes que vous acceptez tous les jours sans vous en plaindre.
J'assume pleinement de vous laisser voir vos chaînes, parce que ces
chaînes sont aussi les miennes.

Parce que moi aussi, je dois faire garder mes gamins quand je commence
au petit matin, moi aussi, quand je rentre le soir, j'ouvre ma boite à
factures qui naguère s'appelait boite aux lettres, moi aussi, je
m'affale parfois dans le canapé pour manger docilement la soupe de la
télé, car moi aussi, je vis dans cette société. Oui, je l'assume. Comme
j'assume les contraintes de mon métier qui me font vivre à part du
groupe, qui me font travailler avant vous pour vous emmener bosser et
après vous pour vous ramener à la maison.

Pour vous emmener dans votre famille passer les fêtes, je ne les
passerai pas dans la mienne. Je vous transporte et par définition, mon
travail commence là où s'arrête le vôtre, et vice versa.

Quand j'ai pris la décision de faire ce métier, il y a 15 ans, j'ai pesé
le prix de ma mise à l'écart de la vie collective, par les horaires
farfelus.

Ce prix, je l'ai accepté et j'entends me le faire payer. Bien sûr, je ne
suis pas le plus mal loti de la terre. Bien sûr, il y a bien pire et
bien plus malheureux. Mais doit-on se sentir coupable d'avoir un toit en
voyant les sans-abri ? Doit-on se sentir coupable d'avoir un emploi en
comptant les chômeurs ? Doit-on se sentir coupable de se défendre ?

Ma défense, je l'ai préparée. Parce que les résultats des élections de
mai ne laissaient aucun doute. Le conflit aurait lieu, historiquement il
devait avoir lieu. Où et quand ? Vous avez la réponse aujourd'hui. Parce
que, je ne vous le cache pas, Il était encore sur le yacht de Bolloré
que je mettais de côté l'argent nécessaire à ce combat. S'il le faut,
celui prévu pour quelques projets futiles sera utilisé et tant pis si le
home cinéma ne vient pas dans mon foyer cette année. Quoi, j'aurais pu
me payer un home cinéma et je suis dans la rue ? Eh bien ça aussi je
l'assume. Et sans aucune honte depuis que j'ai lu que la marque qui
commercialise le plus grand écran plasma, un joujou à cent mille euros,
visait aussi le marché des particuliers en France. On me donne 2600
euros par mois pour conduire les trains, pas pour acheter mon silence et
ma docilité. On trouve au MEDEF des syndicalistes bien mieux lotis ayant
toujours une larme à faire couler sur leur sort.
C'est aussi pour ça que j'assume de faire grève aujourd'hui.

On m'accuse de ne pas faire preuve de solidarité parce que la réforme
est nécessaire et doit être approuvée. A force de lire les rapports du
Conseil d'Orientation des Retraites, à force de lire tout ce qui peut me
tomber sous les yeux parlant de retraite, du Sénat au blog débile, j'ai
acquis la conviction que tout cela aurait pu être évité, pour moi comme
pour vous, si nos dirigeants avaient préparé ces échéances comme j'ai
préparé cette grève.
On nous a parlé de catastrophe, de faillite, de banqueroute même, or
n'importe quel économiste honnête vous le dira : en 2000, l'effort
prévisible à réaliser, sans rien changer pour les retraites, pour les 40
années à venir était calculé inférieur à celui fourni pendant les 40
années passées. On n'a montré que le petit bout de la lorgnette, on n'a
pas dit que la richesse du pays augmenterait plus vite que cette charge,
même dans les pires scénarii. Il y avait ce problème du baby boom ? Et
alors, est-ce une raison pour tout mettre à bas alors qu'il suffisait de
remplir le fonds de réserve des retraites créé en 2002, la seule
véritable réforme honnête faite sur le sujet ? Que fait un ménage quand
il sait qu'une dépense va venir ? Soit il économise, soit il emprunte,
soit il attend et se serre la ceinture le moment venu. C'est cette voie
qu'ont choisie nos dirigeants, c'est regrettable mais je suis citoyen et
je respecte les suffrages. Alors cette politique qui n'est pas la
mienne, je l'assume y compris les conséquences, y compris cette grève.

Aujourd'hui, je refuse de faire mon travail dans la société parce que
j'ai un différent à régler avec cette société. J'utilise un moyen légal,
constitutionnel, occasionnant une gêne que j'assume pleinement parce que
je suis dans une entreprise qui fait des bénéfices et qui, seule, paye
les avantages de mon régime de retraite. Une cotisation patronale
supérieure de près de 12% à celle de votre patron, soit environ 500
millions, pour compenser un âge de départ inférieur au vôtre, dans des
conditions souvent inférieures aux vôtres, d'ailleurs. Le reste ? C'est
ce que nous paierions ensemble si nous étions dans le même régime.
D'ailleurs la compensation entre régimes bénéficie à 93,7% aux artisans,
commerçants, salariés et exploitants agricoles, et en 2015, mon régime
ne sera plus bénéficiaire du système mais deviendra contributeur. Ces
12% sont à moi, pas à mon entreprise qui voudrait bien les récupérer.
Comme les cotisations patronales, que les patrons appellent volontiers «
charges », sont à vous, payant par avance votre droit à la santé ou à la
retraite. C'est parce que la seule personne volée dans cette réforme
c'est moi, j'assume totalement de réclamer mon dû. On me dit que ce sont
finalement les clients qui payent. L'a-t-on dit aussi fort aux clients
de Carrefour qui ont payé les conditions de fin d'emploi du patron
d'alors ? Le dit-on aussi fort de toutes ces retraites chapeaux, primes
de départ et autres joyeusetés faites aux dirigeants des grandes
entreprises ? Le dit-on aussi fort des avantages d'autres salariés ? A
ce dernier titre, il est bon de calculer que 5 années de bonus sur une
carrière de 40 ans ne représentent finalement guère plus qu'un mois et
demi par an. Je n'ai jamais eu de treizième mois, l'avantage est-il si
exorbitant ?

Alors j'assume ne pas vouloir perdre ces 12% dans cette réforme qui ne
vous apportera rien. Le gain escompté est de l'ordre de 200 millions
d'euros par an. A ce rythme, il faudra 75 ans pour rembourser les 15
milliards de cadeaux fiscaux faits cet été ! Suis-je encore le
privilégié de cette société ?

Mais plus encore. Cette réforme, comme les précédentes, vous coûtera
beaucoup, elle nous coûtera beaucoup à tous. Parce que c'est la
solidarité que l'on tue aujourd'hui. Cette solidarité voulue par nos
pères au lendemain de la guerre, cette solidarité insupportable pour qui
se réclame du libéralisme et du chacun-pour-soi. Cette solidarité dont
le sens profond ne dépasse pas, pour notre gouvernement, la notion de
l'aumône dominicale. Mais pour moi elle a un SENS, parce qu'elle est
profondément humaine. C'est elle, le ciment de notre société. A quoi bon
vivre comme les loups où le couple dominant mange en premier et où le
dernier mange ce qui reste ? Tous mangent, certes, mais est-ce le modèle
que nous voulons pour notre société ?

Est-ce l'exemple pour nos enfants ? Ma conviction profonde est que la
société humaine ne peut être basée que sur la solidarité, sur l'entraide
mutuelle. C'est ce à quoi je crois et c'est pour cela que j'assume ce
combat.

Et je me souviens de 1995. Vous étiez derrière nous à 75% ! Autre époque
où nous portions l'espoir, où l'on a vu des personnes venir apporter une
journée de salaire dans notre caisse de grève en nous demandant de faire
la grève pour eux. La grève ce n'est pas mon métier. J'assume d'avoir
laissé tomber cet espoir faute de pouvoir le porter seul. J'assume
aujourd'hui de me battre d'abord pour moi, règle première de cette
société libérale que je veux combattre. C'est paradoxal ? Oui, mais
j'assume ce paradoxe parce que vous ne m'aimez plus aujourd'hui et que
cette désaffection est le fruit d'un combat que vous n'avez pas voulu
mener, croyant à tort que je le ferais pour vous. Nos père se sont
battus, certains sont morts, pour nos congés, nos retraites, notre santé
et pour bien d'autres choses encore. Qui se souvient aujourd'hui du prix
payé par eux pour nos avantages de salariés de pays riche ?

Certains perdront leur boulot paraît-il. Mais qui est assez stupide pour
m'accuser moi et laisser en paix cette crevure de directeur du personnel
qui utilisera cyniquement cet alibi, ce sous-homme incapable de
considérer son prochain comme son égal dans la difficulté ? Eh bien oui,
j'assume de fournir cet alibi fallacieux à cette personne qui ne devrait
rien avoir à faire dans la société des hommes.

Il n'y a pas si longtemps, nous, cheminots, avions un slogan plein
d'avenir, nous voulions partager le progrès pour tous. Souvenez-vous : «
Le progrès ne vaut... » Où est-il ce progrès, aujourd'hui où l'Homme de
ce siècle a enfermé sa liberté dans une télé et un portable ? Où l'on
vante les soi-disant mérites du libéralisme sans parler de ses
inconvénients comme la précarité ? Où l'on détruit l'avenir de nos
enfants en oubliant les combats de nos pères ? Où l'on brade notre
société solidaire pour peu qu'on nous fiche la paix ? Où est-il le
progrès aujourd'hui ?

J'assume tout cela, chère cliente, cher client, j'assume tout.

Philippe DUVERNAY

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